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Nouveau « bouc émissaire » à châtier, selon G. de Robien :
La grammaire !

 

 
Un texte d’Eveline Charmeux
professeur honoraire de l’IUFM de Toulouse


Autre publication  Cet article a été également publié sur le site des Cahiers Pédagogiques.
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Excellente idée, de la part de Monsieur le Ministre, que de s’attaquer mainte­nant à la grammaire. Il faut, dit-il « enseigner les règles » ! Comme si on avait cessé de le faire !!

La raison de la nouvelle ire du Ministre, c’est que le mot de grammaire est, depuis 2002, remplacé dans les textes officiels par le terme « Observation réfléchie de la langue ». Remplacement immédiatement interprété comme « suppression », par des lecteurs bien médiocres (mauvaise méthode de lecture, sûrement !).

Il n’est absolument pas question de supprimer l’enseignement de la grammaire... Bien au contraire.

Mais voyons de près le nouvel ukase ministériel.

 

Les règles de grammaire : quelles règles et d’où viennent-elles ?

La grammaire, c’est écrit dans toutes les préfaces des manuels, a pour objectif d’enseigner comment il faut parler ou écrire, en respectant les règles du français correct(1). C’est pourquoi elle se propose d’enseigner ces règles aux enfants, pour qu’ils les mémorisent afin de pouvoir les appliquer quand ils utiliseront le français.

Ces règles, d’où viennent-elles ? En général, on se garde bien de le dire aux élèves – les enseignants n’en savent, sur ce point, pas beaucoup plus, et monsieur le Ministre ne se pose même pas la question !!

Une telle approche pourrait se justifier si la langue était le résultat de règles préétablies ; si, à l’instar de ce que disent les religions à propos des commande­ments moraux, un être supérieur avait dicté les règles du français à un Élu, afin qu’elles fussent ensuite diffusées et suivies ; il serait alors légitime de les enseigner.

Mais – et il n’est point nécessaire d’être un grand linguiste pour le savoir – les choses ne se sont pas passé du tout comme cela : la langue, que ce soit le français ou n’importe quelle autre langue parlée dans le monde, s’est construite petit à petit, au gré des événements historiques, économiques et politiques vécus par ceux qui l’utilisent, et les règles qui la dirigent sont des règles de fonctionnement, et non des règles de prescription. Elles sont internes au système qui la constitue et, même si elles sont soumises à des normes sociales (dont l’étude doit faire partie de l’enseignement de la grammaire), elles n’ont rien à voir avec des ordres venus d’en haut ou d’ailleurs.

En fait les choses sont à l’inverse de l’image habituelle : les règles sont un résultat du fonctionnement social de la langue et ne sont point leur origine. Leur enseignement ne peut donc être un préalable à la pratique, mais bien se dégager de l’observation de cette pratique. Inverser les choses ne peut conduire qu’à des incohérences, responsables des résultats négatifs fréquemment constatés.

Reste, de toute manière, la question du comment : on sait qu’un cours et des explications ne permettent pas d’apprendre : seules des recherches, des manipula­tions, des observations comparées permettent de mettre en mouvement ce que l’on savait ou croyait savoir, et ainsi de construire de nouveaux savoirs, ce qu’expliquent fort bien les programmes officiels de 2002.

 

Que propose la démarche classique ?

Une bonne leçon de grammaire se divise habituellement en deux temps :

* premièrement une leçon, dont le but est de présenter une des règles qui figurent dans le manuel de grammaire en usage dans la classe ;

* deuxièmement, des exercices d’application à effectuer par les élèves. Ces exercices sont de deux sortes : des exercices d’analyse dite « grammaticale », laquelle consiste à placer, en regard des mots d’une phrase proposée, les étiquettes de nature et de fonction qui conviennent aux mots en question ; et des exercices d’analyse dite « logique » où l’élève doit faire le même travail de choix d’étiquettes « nature » et « fonction », mais cette fois sur les propositions qui composent les phrases.

 

La leçon de grammaire et ses deux « exercices-phares » : l’analyse grammaticale et l’analyse logique :

Il faudrait rassurer M. le Ministre : malgré les apparences, – et en dépit des nombreux travaux des chercheurs, notamment INRP, – la démarche n’a pas beaucoup varié depuis cinquante ans (et plus) : il s’agit toujours de faire consommer la règle qui est au menu du jour. Une fois de plus, on demande de « revenir » à ce qui n’est jamais parti !!

Certes, on peut distinguer une démarche ancienne, consistant à commencer par l’explication magistrale du phénomène, que l’on faisait ensuite appliquer par des exercices, et une démarche plus récente et plus active (en apparence), qui consiste à faire pratiquer la règle à travers quelques exercices, pour ensuite faire découvrir ce qu’on veut que les élèves découvrent. Si la seconde semble moins passive, l’esprit d’ensemble de la démarche est toujours le même ; ni découverte effective, ni observation réelle, ni formulation d’hypothèses : rien de scientifique dans tout cela ... il s’agit d’avaler pour dégorger, un point c’est tout.

 

Analysons de plus près l’analyse dite « grammaticale » :

Outre qu’on voit mal en quoi, cet exercice mérite le nom d’analyse (en fait, il s’agit surtout de coller les bonnes étiquettes), l’important ici est de voir les critères utilisés pour effectuer cette prétendue analyse. Or, ces critères, qui sont les mêmes depuis des siècles, ont leur origine dans la Grammaire de Port Royal, qui sert de modèle (sans du reste avoir été toujours très bien comprise(2)) à la plus grande partie des manuels de grammaire, même si quelques miettes de linguistique sont apparues çà et là depuis vingt ans... Selon cette grammaire, le sens est premier et la phrase est, en quelque sorte, transparente, si bien que, pour rendre compte des phrases, c’est le sens qu’il faut interroger ; la nature et la fonction des mots d’une phrase sont définis par ce qu’on comprend dans la phrase : le mot qui exprime une action est le verbe ; le mot (ou le groupe de mots) qui exprime celui qui exécute l’action est le sujet du verbe ; le mot qui exprime l’objet de l’action est appelé complément d’objet direct ou indirect de ce verbe etc. Tout un jeu de questions sur le sens des énoncés permet de trouver le nom qu’il convient de donner au mot ou groupe de mots considéré : « la poule picore des graines »

Excellente stratégie, dont il est aisé de vérifier l’efficacité.

Imaginons que nous ayons posé à deux personnes la question suivante :

À quelle heure part le train pour Toulouse?”

et que les deux personnes interrogées, après enquête personnelle, donnent chacune les réponses suivantes :

Réponse 1 : “Le train pour Toulouse part à 16 heures
Réponse 2 : “Le départ du train pour Toulouse est à 16 h

Même si l’effet de communication est un peu différent, il est légitime de considérer ces deux réponses comme apportant la même information, qui peut se décomposer ainsi :

Mais la gestion grammaticale de ces données est différente dans les deux phrases :

* dans la phrase 1, c’est l’agent de l’action qui est le sujet du verbe, lequel traduit l’action, et l’information horaire est présentée sous la forme d’un complé­ment de phrase précédé d’une préposition ;

* dans la phrase 2, l’agent de l’action devient le complément d’un nom par lequel l’action est traduite ; cet agent devient le sujet d’un verbe, ici simple copule (sans aucune valeur d’action et encore moins d’état !), chargée d’unir l’information horaire à l’événement, à travers une forme d’attribut prépositionnel du nom d’action.

Si donc, on s’intéresse au sens de ces deux réponses, on n’a aucune chance de pouvoir rendre compte de leurs différences formelles ; ce qu’on fait alors, c’est de la lecture. On peut noter, au passage, que savoir lire, c’est justement être capable de comprendre que ces deux affirmations disent bien la même chose malgré leurs différences. Mais si l’on veut faire de la grammaire, ce sont ces différences de fonctionnement formel qu’il faut étudier, afin de mieux comprendre pourquoi, tout en donnant la même information, elles ne produisent pas tout à fait le même effet.

 

Analysons l’analyse dite « logique » :

Ce deuxième type d’exercice, l’analyse logique, apparaît souvent comme beaucoup plus prestigieux, parce qu’il porte sur des ensemble plus complexes, ce qui, au passage, constitue une preuve de plus de la confusion constamment commise dans les pratiques courantes de classe, entre complexe et difficile. On note que, au contraire de l’analyse précédente, ce type d’exercice invite prati­quement à ignorer le sens des énoncés, pour proposer une stratégie totalement formelle.

Soit la phrase suivante :

Mon père exige qu’on le laisse tranquille pendant qu’il travaille

La technique généralement proposée en classe (du moins jadis, à l’époque où l’on savait faire de la grammaire !) consistait à

1) compter le nombre de « verbes à un mode conjugué », pour définir le nombre de propositions : ici, trois formes verbales conjuguées, donc trois propositions !

2) délimiter de façon formelle ces propositions, ce qui se traduisait par le tracé d’un trait vertical les séparant. À vrai dire, on ne disait pas trop comment faire pour trouver où il fallait les placer, ces traits : seuls, les « bons » élèves avaient repéré que le bon endroit était en général juste avant un mot commençant par qu-. Ce n’était pas toujours évident, mais la pifométrie fonctionnait pour les « bons » en question et l’on aboutissait au schéma suivant :

Mon père exige | qu’on le laisse tranquille | pendant qu’il travaille

3) commenter par écrit ce résultat, en donnant la nature et la fonction des propositions repérées, complétées des informations de nature et fonction des mots qui accrochent ces propositions à ce qui précède :

Bien qu’une telle réponse méritât à l’époque une excellente note, elle est, en fait, loin d’être satisfaisante : le complément de « exige » n’est point « qu’on le laisse tranquille » : mon père n’exige point la tranquillité à toute heure ! Le véritable complément du verbe « exige » est toute la fin de la phrase : « qu’on le laisse tranquille pendant qu’il travaille ». Où l’on voit que la phrase n’est point une suite de propositions, mais bien un enchâssement de phrases transformées :

Exemple d'enchâssement de phrases

On voit aussi que le formalisme de l’analyse va jusqu’à fausser le sens, sans pour autant rendre compte du fonctionnement, et sans permettre de comparer les différences qui séparent la phrase que nous venons d’étudier, avec une formulation comme, par exemple :

Mon père exige la tranquillité dans son travail”.

Décidément, les contradictions ne manquent pas dans les pratiques habi­tuelles ; et l’on comprend le manque d’enthousiasme des élèves comme des enseignants...

 

Question subsidiaire : est-ce que cette grammaire permet au moins de rendre compte de tous les faits de langage en français ?

Eh bien non ! et c’est l’une de ses plus grandes faiblesses. Les exemples « que l’on ne peut pas analyser »(3) sont nombreux : par exemple, comment analyser une phrase comme « Il y a trois ans de cela »  ou « Dix plus cinq égale quinze » ?

Des différences de sens comme celles qui séparent les deux phrases suivantes ne sont pratiquement jamais étudiées dans les manuels :

« Pierre disait, dimanche dernier, qu’il arriverait le soir même » / « Pierre disait, dimanche dernier, qu’il arriverait ce soir » ?

Les critères habituellement utilisés ne permettent souvent pas de comprendre certains types de fonctionnement ; les enseignants savent bien, par exemple, qu’il est quasi impossible de faire comprendre la différence de fonction des adjectifs qualificatifs dans les deux exemples suivants, le premier étant épithète, le second attribut du complément de verbe :

« Pierre a retrouvé sa place habituelle » / « Pierre a retrouvé sa place intacte »

C’est pourquoi, on déclare en général que c’est trop difficile et que ça ne doit pas être au programme de la classe... Facile, comme échappatoire, non ?

Certaines prétendues règles sont en contradiction avec le simple bon sens : on affirme par exemple, dans la plupart des manuels, que le passé simple traduit une action brève par opposition à l’imparfait qui traduirait une action qui dure. Est-ce bien ce qu’on observe dans les extraits suivants :

Il marcha trente jours, il marcha trente nuits (il me semble que ça a dû durer !!)

L’orateur faisait une brillante citation lorsque la sirène retentit ; et, juste au moment où la sirène retentissait, la porte s’ouvrit avec fracas” ? etc...

Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples... Le bilan n’est pas vraiment positif et l’on est tenté de se demander d’où vient cet enseignement si bizarre et pourquoi il est si bizarre.

 

Peut-on donc imaginer une grammaire qui serve à quelque chose ? À quoi et quelle grammaire ?

Prenons une comparaison : nombreux sont les automobilistes qui conduisent chaque jour leur voiture sans trop savoir ce qui se passe sous le capot. Il est vrai que cela ne les empêche pas de fort bien conduire. Les connaissances en mécanique auto ne sont nullement indispensables à l’utilisation d’une voiture, pas plus que la grammaire ne l’est à l’utilisation de la langue. Toutefois, un conducteur qui ignore tout de son moteur n’a pas vraiment intérêt à s’aventurer trop loin : il risque d’avoir quelques ennuis. On rétorquera qu’il existe des garagistes dont c’est le métier ... Oui, mais devant un client qui n’y connaît rien, la tentation est grande, surtout à notre époque de crise et de difficultés diverses, d’augmenter un peu la facture, sachant que le client sera incapable de vérifier la nécessité des travaux entrepris. En tout état de cause, l’ignorance technique vous livre, pieds et poings liés, au bon vouloir de ceux qui savent. Il en est du langage, comme de la voiture : si je ne sais pas comment fonctionne ma langue, je suis à la merci de ceux qui prétendent le savoir, et ma liberté de citoyen est loin.

C’est pourquoi aux questions posées plus haut, la réponse est nécessairement :

La grammaire ne peut avoir d’autre utilité que de permettre à chacun de comprendre comment fonctionne la langue qu’il parle, afin de donner le maximum de solidité à son pouvoir de communication.

Faire de la grammaire, c’est donc étudier le fonctionnement technologique de l’outil de communication qu’est la langue, afin de mieux maîtriser ce fonctionnement, et d’affirmer sa liberté de citoyen digne de ce nom.

On découvre alors que le nouveau terme d’« observation réfléchie de la langue », loin de supprimer l’enseignement de la grammaire, lui redonne son sens, son sens véritable, d’un savoir particulièrement libérateur.

Rappelons d’abord que ce remplacement n’est pas une idée tombée du ciel : c’est la mise en œuvre de travaux de linguistes et de pédagogues depuis plus de trente ans.

Rappelons aussi qu’il ne peut pas s’agir d’une discipline scolaire comme les autres. Étudier le fonctionnement de la langue que l’on parle, ce n’est pas du tout le même type de travail que d’apprendre les mathématiques ou l’histoire : pour ceux-ci, le savoir est complètement extérieur à l’élève qui doit acquérir des choses qu’il ignore. Mais étudier sa propre langue, c’est étudier ce que l’on fait déjà : dès que quelqu’un parle, il met en jeu un ensemble de règles, le plus souvent inconscientes, qui se sont dégagées des pratiques qu’il a vécues. Faire de la grammaire, c’est en fait rendre conscientes ces règles utilisées sans le savoir. Il n’y a donc pas de savoirs vraiment extérieurs à acquérir ; il y a à théoriser des savoirs acquis de façon inconsciente, ce qui implique la construction de notions et de concepts, difficiles certes, mais, sans qu’il n’y ait, au sens strict du terme, rien à apprendre et, encore moins, à mémoriser.

Observation réfléchie de la langue, cela signifie :

* d’une part, un contenu, qui n’est autre que l’étude du fonctionnement de la langue, et à la compréhension de ce fonctionnement, à chacun de ses niveaux et de ses points de vue, d’où l’absurdité du cloisonnement qui sépare syntaxe, ortho­graphe, vocabulaire, conjugaison ;

* d’autre part, une démarche, dont on sait depuis longtemps qu’elle est la seule efficace en ce domaine : grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire, relèvent des sciences d’observation, comme la botanique. Il s’agit de découvrir leur fonctionnement par des constats, des observations comparées, des classements, des analyses, etc.

Mise en œuvre, cette démarche a permis d’observer de grandes différences dans les comportements des élèves en classe. Face à leur ennui profond (sinon leur dégoût) lors des leçons de grammaire, ceux qui travaillent dans cet esprit ont constaté chaque fois la passion (je pèse mes mots) d’élèves (de ZEP !) lors d’activités de découverte des règles et la comparaison des solutions présentées par les uns et les autres, 

Preuve que, au-delà de la grammaire, ce que vise cette autre conception, c’est le développement de l’intelligence et non la soumission à un ordre préétabli.

Elle apparaît donc comme un savoir à la fois non indispensable en apparence, et pourtant absolument nécessaire à l’autonomie de l’individu, donc véritablement subversif : c’est peut-être là l’explication des bizarreries évoquées plus haut, beaucoup moins innocentes qu’on ne pourrait le croire... Lecture, grammaire, même combat !


Eveline Charmeux
Avril 2006

 
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Notes

(1) Voir la définition que donne de ce mot le Vocabulaire Grammatical de Robert Dagneaud, Éditions SEDES, Paris, 1965 : “Ensemble de règles qu’il faut connaître pour parler et écrire une langue conformément aux exigences de la logique et du bon usage” !!

(2) Voir sur ce point l’ouvrage de Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier (1970), La Grammaire, Klincksieck, pages 33 et suiv.

(3) Ennuyeux, quand on sait qu’une science n’est valable que si elle rend compte du maximum de phénomènes sans laisser de zones d’ombre...!

 
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