Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Plaidoyer pour une prise en compte
de la complexité pédagogique de l’inclusion
À propos des problèmes posés par la scolarisation des élèves handicapés après la Loi de 2005

 

 
Un texte de Laurent Lescouarch,
Enseignant spécialisé,
Docteur en Sciences de l’éducation


Autres textes de Laurent Lescouarch  Voir sur ce site les autres textes de Laurent Lescouarch.
Autre publication  Cet article a été également publié sur le site de Philippe Meirieu (format PDF).
Laurent Lescouarch sur le Web  Voir ailleurs sur le Web la thèse de Laurent Lescouarch, Spécificité des pratiques pédagogiques des enseignants spécialisés chargés des Aides Spécialisées à Dominante Pédagogique en RASED (format PDF), dirigée par Jean Houssaye et soutenue en Novembre 2006 à Rouen, ainsi que ses publications sur le site de son laboratoire, CIVIIC.
Un livre de Grandserre & Lescouarch  À lire : Sylvain Grandserre et Laurent Lescouarch, Faire travailler les élèves à l'école : Sept clés pour enseigner autrement, Col. Pédagogies, ESF, 2009, préface de Jean Houssaye.

 

Le milieu enseignant commence à prendre conscience de l’impact de la loi du 11 février 2005 sur le handicap. Celle-ci introduit une rupture fonda­mentale dans les modalités de prise en charge des élèves en situation de handicap en instaurant la scolarisation de droit (et non plus sur la base de projets d’intégration au cas par cas) dans les classes ordinaires de leur secteur géographique. Cette volonté d’accessibilité de tous les enfants à l’espace scolaire « ordinaire » se développe sous le nom d’« inclusion ».

Si l’idée est séduisante et constitue un indéniable progrès dans l’évo­lution des mentalités, elle est problématique dans le champ des pratiques réelles car la dimension pédagogique concrète de cette évolution reste pour l’instant peu explorée. En effet, si des réflexions très riches et intéressantes sur les finalités de l’inclusion, ses enjeux sociétaux, sont développées (notamment dans le milieu de la formation des enseignants spécialisés), la réflexion strictement pédagogique fait encore figure de parent pauvre dans ce domaine.

L’enquête dans le Monde de l’éducation n° 355 de février 2007 intitulée Intégration : le handicap fait bouger l’école est symptomatique de l’ambi­valence actuelle du traitement de cette question. D’un côté, les propos affirment l’intérêt évident et le bon déroulement des réformes dans une pers­pective de progrès social avec des exemples d’inclusion réussies à l’appui (depuis la loi de 2005 sur le handicap). Cette autosatisfaction contraste singulièrement avec le ressenti des acteurs enseignants chargés de leur mise en œuvre interrogés dans une seconde partie du dossier.

Ce paradoxe apparent correspond en tous points avec l’analyse que l’on peut faire de la situation en contexte de formation. Dans ce cadre, j’ai pu mener avec des enseignants spécialisés et généralistes des discussions très riches, caractérisées par une forte réticence à la généralisation de l’inclusion, non pas au nom d’un rejet de ce type d’évolution mais en fonction de considé­rations pédagogiques de faisabilité. Et c’est justement cette faisabilité – dans le contexte actuel avec les moyens actuels – qui est rarement interrogée puisque le bien fondé de cette réforme est, dans le discours, par essence indiscutable et celui qui la questionne peut être très vite renvoyé à une posture de défenseur de l’ « apartheid scolaire ».

Or, je crois que la question ne se pose pas dans des termes aussi carica­turaux et mérite un débat plus approfondi au regard de ses enjeux pédagogi­ques. S’il est inadmissible que des enfants en situation de handicap ne bénéficient pas d’un enseignement (ce qui est le cas de nombreux enfants au grand désespoir compréhensible de leurs parents), la question de sa modalité reste légitime. L’évolution sémantique consistant à qualifier toute difficulté, quelle que soit sa nature, de « Besoins Éducatifs Particuliers » masque peut être un vrai débat sur la particularité des réponses pédagogiques en fonction des profils des difficultés. Cela est d’autant plus paradoxal qu’on assiste dans le même temps à une montée d’un différentialisme médicalisant pour des problématiques comme la dyslexie, la précocité.

Cette politique s’accompagne d’une évolution des moyens avec l’appari­tion dans le champ scolaire de nouveaux acteurs et l’intégration de ces questions dans la formation initiale des enseignants (mais de façon très réduite). Les moyens proposés pour développer l’inclusion sont ainsi en mutation avec une réduction de l’intervention directe des enseignants spécia­lisés ou avec une demande institutionnelle d’un changement d’objet de leurs interventions. Ainsi, le seul type de postes d’enseignants spécialisés en aug­mentation sensible est celui des « maîtres E » mais il faut rappeler que ces personnels ne sont pas historiquement formés pour la prise en charge d’enfants en situation de handicap mais d’enfants en difficultés scolaires, distinction qui a historiquement structuré le secteur.

La réponse proposée correspond donc à une généralisation du modèle pensé pour les situations de handicap sensoriel et repose essentiellement sur la différenciation par l’enseignant de la classe. Dans cette conception, les interventions ponctuelles ou les conseils d’enseignants spécialisés, le recours à des intervenants du champ de la santé (SESSAD) ou des aides d’Auxilaires de Vie Scolaire (AVS) n’ayant ni le statut ni la formation d’enseignants permettrait de faciliter cette prise en charge. Cependant, la polyvalence et compétence de l’enseignant généraliste n’est que postulée, il reste à déterminer si elle est effective même avec les conseils éclairés d’enseignants spécialisés.

Je crains pour ma part qu’il ne soit pas suffisant de décréter l’inclusion pour qu’elle soit pédagogiquement effective – et efficace – surtout quasiment à moyens constants. Le risque est grand qu’elle ne prenne que la forme d’une intégration physique dans l’espace scolaire « ordinaire » (tous dans une même classe) mais avec la perspective d’un maintien des pratiques pédago­giques actuelles conduisant de fait ces enfants à une situation de fragilité accrue au nom de leur bien être.

La généralisation de cette approche dans une temporalité très brève alors qu’on ne trouve pas trace d’une évaluation massive de ces pratiques et de leur efficacité, peut même être très inquiétante. L’inclusion systématique est une réponse peut être trop simple (voire simpliste) à une situation complexe.

Il faut bien sûr permettre à tous l’accès à l’éducation dans les conditions les plus ordinaires possibles mais l’inclusion n’est qu’un moyen parmi d’autres de répondre aux problèmes posés par les situations de handicap. Pourquoi est ce qu’il n’y aurait pas encore besoin parfois d’une structure particulière pour les enfants à besoin éducatif particulier ? Pourtant, la diminution sensible et très rapide du nombre de classes spéciales risque de nous priver de cet autre moyen qui, si il comportait des travers indéniables (risque d’exclusion, d’enfermement dans la différence), pouvait être une réponse pour certains enfants.

La généralisation rapide de l’inclusion est donc un pari risqué car si elle est effective sans modification des pratiques pédagogiques dans les classes, les dysfonc­tionnements peuvent être nombreux et douloureux. Les ensei­gnants ont de fortes chances d’être mis en échec dans leurs pratiques et le sentiment d’impuissance qui en découlera pourra se retourner contre le projet initial. Les enfants risquent de vivre une exclusion de fait dans les classes, potentiellement plus dévastatrice narcissiquement que le traitement à l’écart qui pouvait avoir également comme corollaire une forme de réassurance et de protection.

Pour avoir participé avant 2005 à des projets d’intégration avec des enseignants volontaires (condition qui n’est plus requise), je crois qu’on ne peut pas faire comme si l’inclusion ne posait pas de problèmes pédagogiques. Il faut éviter d’évacuer d’un coup de baguette magique la dimension pragma­tique du quotidien et du fonctionnement réel des classes, de la formation des enseignants, en renvoyant tout à une différenciation pédagogique qui n’est déjà pas toujours mise en œuvre pour les enfants « ordinaires ». Face aux situations de handicap, la différenciation pédagogique est nécessaire mais pas suffisante et il faut que des soins puissent être effectivement garantis à ces enfants (ce qui n’a pas toujours été le cas pour les élèves de CLIS).

La position de principe consistant à interdire une discrimination par l’existence de classes spéciales est altruiste mais relève d’une position idéolo­gique qui n’est pas de l’ordre de la pratique. C’est une position éthique fondamentale mais elle nécessite des conditions pensées en amont et au cas par cas, et c’est là tout le travail du pédagogue dans une tension permanente entre une intention et une faisabilité, une théorie et une pratique.

La différenciation pédagogique est une réponse pertinente pour les difficultés d’apprentissage, mais est très limitée pour certaines formes de troubles notamment ceux du comportement. C’est d’ailleurs pour ce type de difficulté que les inquiétudes des enseignants rencontrés est la plus forte car l’impossibilité pour certains enfants de respecter le cadre scolaire remet en cause totalement le fonctionnement quotidien de la classe.

On ne peut pas éluder les questions suivantes : est-ce la même chose d’accueillir dans une classe un enfant nécessitant un appareillage particulier (auditif, visuel ou moteur) et un enfant qui est dans l’incapacité (momenta­née j’espère) de tenir en place et de respecter la moindre règle ? Quelle pédagogie est-elle adaptée en fonction des types de difficultés et à quelles conditions un enfant est-il effectivement scolarisable en milieu ordinaire ?

Pour l’instant, j’ai l’impression que, dans le discours et la réflexion, ces questions sont masqués par des injonctions à l’inclusion ne prenant pas en compte la difficulté des enseignants à mettre en œuvre ces actions malgré la meilleure volonté du monde. Si on les aborde, on est vite soupçonnable d’arrières pensées discriminatoires et je crois qu’il est pourtant nécessaire de le faire pour proposer une réponse de qualité aux enfants.

Le chantier pédagogique pour construire des réponses adaptées à cette situation inédite est donc complètement ouvert mais ne peut se satisfaire d’injonctions de transferts de pratiques de différenciation sur le mode du « Y a qu’à ». Accepter la complexité de la situation et entendre la difficulté des enseignants (sans les soupçonner d’un rejet a priori) pour ne pas botter en touche est donc incontournable. Je crois que la transmission des savoirs pédagogiques emmagasinés par le champ de l’éducation spéciale, que les réponses « bricolées » par les grands pédagogues historiques pour des publics particuliers sont plus que jamais nécessaires pour répondre à ce défi et peuvent constituer un premier support de réflexion.

Je plaide donc pour un traitement pédagogique plus approfondi de cette question dans une approche pragmatique mettant en relation les positions éthiques, les théorisa­tions des apprentissages et de la difficulté, et la réalité quotidienne du fonctionnement scolaire. Cela implique une réflexion de fond sur la formation nécessaire pour les enseignants afin de prendre en charge cet aspect de leur fonction, et sur la place que peut prendre l’enseignement spécialisé dans ce dispositif. J’espère – pour les enfants et les enseignants – que cette réflexion aura lieu avant que la question ne soit traitée sur un mode strictement prescriptif.

Laurent Lescouarch
Mars 2007

 
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