Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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La classe spécialisée fermée,
lieu et temps de (re)construction

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte a servi de base à une conférence donnée le 10 mai 2000 à l’invitation de l’AME 75.
Autre publication  Ce texte a d’abord été publié dans le numéro spécial de Septembre 2000 d’Étayages, la revue des associations d’enseignants spécialisés d’Île-de-France. C’est une des références d’un article d’Aline Voiry-Philippe, Que peut offrir la “classe d’intégration scolaire” ? publié en novembre 2004 sur le site des Cahiers Pédagogiques.
Témoignage de Laurent Maréchal  Voir, en bas de cette page, en réaction solidaire à ce texte, le témoignage, « légèrement désabusé », d’un ex-maître de classe de perfectionnement francilien.

 

J’ai choisi de centrer mon exposé, à contre-courant des idées en vogue depuis deux décennies, sur une certaine justification de l’existence de « vraies » classes spécialisées, c’est-à-dire de classes spécialisées relativement « fermées ». Mon intention n’est pas de contester l’intérêt des regroupements d’adaptation, mais seulement d’en montrer les limites.

Pour résumer d’emblée ma position, le regroupement d’adaptation est certainement adapté à la prise en charge de difficultés scolaires « relatives », c’est-à-dire d’abord pas trop pesantes, mais aussi et surtout encore « débutantes ». Les enfants en échec scolaire avéré et résistant me semblent, eux, avoir besoin, à un moment donné – mais ce moment peut durer –, de ne pas être avec leur classe d’âge dans les conditions ordinaires de scolarisation. Ils ont besoin, pour des raisons que je vais tenter d’exposer, d’être mis à l’écart. Il en va probablement de même pour des enfants qui sont d’emblée en perdition complète dès les débuts du cycle 2. Une heure de regroupement d’adaptation par semaine est totalement insuffisante pour se donner une chance d’aider ces catégories d’enfants de façon un tant soit peu efficace.

Je n’ignore pas, bien entendu, l’existence des effets ségrégatifs de ce type de structures. C’est pourquoi j’ai évoqué d’emblée des classes spécialisées relativement fermées, comportant une part d’ouverture pour permettre à leurs élèves, et à leurs maîtres, de maintenir le lien avec les élèves ordinaires, et de se confronter aux exigences de la scolarisation ordinaire. Mais je me méfie de plus en plus de toutes les idéologies idéalistes et manichéennes, surtout quand elles rencontrent un peu trop systématiquement les nécessités « gestionnaires ».

Monique Vial, qui a été dans les années 60-70 à l’origine des critiques les plus brutales à l’encontre des effets ségrégatifs de l’enseignement spécialisé, est revenue assez récemment sur ses dires de l’époque concernant l’histoire de l’enseignement spécialisé(1). Elle pense aujourd’hui, après cette fois un véritable travail d’historienne, et non plus sur la base de ses reconstructions purement idéologiques d’antan, que le problème central de tous les acteurs de l’école primaire, au début du siècle, était davantage de faire venir tous les enfants à l’école que de mettre à part les plus rebelles d’entre eux. On n’était alors pas du tout dans une logique d’échec scolaire ; ce qui comptait, c’était que tout le monde ait la possibilité de saisir la chance que représentait la scolarisation. Et cette chance était considérée par tout le monde comme donnée dès lors que l’enfant était présent sur les bancs de l’école aux jours et heures convenus. Au-delà, c’était à lui de jouer, de faire les efforts nécessaires pour s’approprier les enseignements dispensés par le maître.

Les maîtres, pour leur part, avaient largement l’habitude de se confronter à des têtes dures. Cela faisait d’emblée clairement dans leur esprit partie de leurs missions. Ces hussards noirs de la République étaient formés dans l’idée que leur rôle central était d’aller évangéliser un peuple ignorant, de lui apporter les Lumières de la connaissance afin de l’arracher aux affres de l’obscurantisme catholique et monarchiste, pour asseoir ainsi les bases de la République. Ils se sont d’ailleurs admirablement acquittés de cette mission. Les maîtres de l’école primaire se sont formés et forgés dans une culture professionnelle et politique aux antipodes de la culture élitiste des enseignants du secondaire. À cette époque, la demande de classes spécialisées ne venait pas et ne pouvait pas venir d’eux. Elle venait de l’extérieur de l’école, essentiellement des médecins asilaires d’avant-garde qui, comme Bourneville, voulaient intégrer les enfants arriérés les plus éducables en milieu scolaire ordinaire. Les classes spécialisées ont donc été dès le départ, dans l’esprit de leurs principaux promoteurs, des classes intégratives bien plus que ségrégatives.

Créées par la loi de 1909, les classes de perfectionnement sont d’ailleurs restées très peu nombreuses jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, tant elles ne correspondaient à aucune demande interne du système scolaire – et tant cette demande n’émanait que d’une avant-garde très minoritaire des milieux médicaux. Dans les années 50, en revanche, ces classes se multiplient, et sont dès lors utilisées pour une bonne part sur un mode ségrégatif, comme elles le sont encore parfois aujourd’hui là où elles persistent. Mais ceci n’a jamais constitué qu’un détournement de leur fonction initiale.

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Le deuxième alinéa de l’article 4 de la loi de 1882 envisageait d’ailleurs à l’origine que la scolarisation obligatoire appelle parfois une dispense ou des modalités adaptées de scolarisation. Conformément aux promoteurs initiaux de ces classes ou établissements spécialisés, qui se référaient à cet article de la loi qui avait instauré l’obligation scolaire universelle, on peut estimer que ces structures peuvent avoir, aujourd’hui encore, des fonctions adaptatives. Elles peuvent être nécessaires, dans l’esprit même de l’obligation scolaire universelle, pour adapter l’offre de scolarisation aux réalités d’un certain nombre d’enfants. Dès lors que l’on considère que l’obligation scolaire ne se réduit pas à la simple présence sur les bancs de l’école, mais qu’elle implique la réalisation effective d’un certain nombre d’apprentissages, il n’est pas du tout évident que la cohabitation systématique de tous les enfants d’une même classe d’âge soit la meilleure façon d’assurer la scolarisation de tous.

Les politiques récentes ont tenté de contourner ces problèmes. En même temps que l’on a créé les réseaux d’aides, on a aussi organisé la scolarité en cycles tout en faisant la promotion de l’enseignement différencié. On a imaginé que le travail d’adaptation par le biais de la différenciation allait permettre d’éviter toute mise à l’écart, sauf pour les élèves les plus désavantagés, c’est-à-dire les handicapés stricto sensu.

La question est de savoir si tous les enfants peuvent trouver dans la classe ordinaire le degré d’adaptation pédagogique dont ils ont besoin, compte tenu de leurs écarts scolaires mais aussi socio-éducatifs. J’ai tendance à penser que les maîtres, quelles que soient leurs qualités professionnelles, ont beaucoup de mal à atteindre un tel degré de différenciation pédagogique, surtout vis-à-vis des enfants les plus « décalés ». Il y a une difficulté réelle pour les enseignants, à Paris comme ailleurs, à préparer à une brillante sixième la future élite, tout en s’occupant efficacement des élèves en perdition. Affirmer le contraire implique un bonne dose d’irréalisme – ou d’hypocrisie.

Il est d’ailleurs dommage que, lors de cette fameuse réforme des cycles, on n’ait pas maintenu le projet initial de redoublement possible d’une année par cycle, ou de saut. Évidemment, cela révolutionnait complètement le système scolaire en mettant sérieusement à mal le principe (stupide) des classes d’âge homogène. C’était cependant beaucoup plus réaliste du point de vue de la prise en compte de la diversité des enfants. Même en mettant à part le handicap mental, cela aurait été absolument nécessaire pour tous ces enfants sur lesquels pèsent tant de choses de l’ordre de « l’éloignement » par rapport à l’enfance ordinaire, comme pour nombre d’enfants de migrations difficiles, ou pour ceux qui subissent des problématiques familiales plus ou moins lourdes. Pour tous ceux-là, même en ajoutant les réseaux d’aide à une bonne différenciation pédagogique, cela ne suffit pas à les rapprocher du cours normal des apprentissages réussis par les enfants moins malchanceux.

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Dans les classes spécialisées fermées, en atténuant les exigences programmatiques, on permet à l’offre d’enseignement de s’adapter au niveau effectif des enfants, à ce que Vygotski nommait leur zone proximale de développement. C’est d’ailleurs la justification initiale de l’enseignement spécialisé. La norme de douze (CLIS) ou quinze (perfectionnement) élèves par classe place les classes spécialisées dans une vraie logique de groupes restreints, dans lesquels, selon les leçons fondatrices de la psychologie sociale, chacun est visible par tous, et en particulier, chaque élève par le maître. À vingt-cinq ou trente élèves par classe, on est forcément au-delà, et certains cessent tout simplement d’être perçus. Tous les enseignants de classe ordinaire ont l’expérience d’avoir, vis-à-vis de certains de leurs élèves, une absence d’image mentale, ce qui montre bien les limites de la visibilité au sein du grand groupe.

Je crois par ailleurs que, pour qu’un enfant tire bénéfice de l’enseignement scolaire ordinaire, il faut qu’il dispose de ce que j’appelle une « autonomie psychique suffisante ». Il faut, au plus bas niveau de cette autonomie, que cet enfant soit capable de ne pas se sentir menacé lorsqu’il n’a plus, directement posé sur lui, le regard d’un adulte bienveillant. En maternelle, certains enfants se sentent d’emblée très mal parce que, noyés parmi trente élèves, ils ne peuvent plus bénéficier d’un tel regard, c’est-à-dire d’un regard maternant. C’est ce qui entraîne le plus souvent les interventions précoces des membres du réseau. Ou alors, il y a de la part de ces enfants une appropriation de la maîtresse ou de l’ATSEM. Ce besoin relationnel procède d’une logique fusionnelle qui évoque les premiers mois de la vie (cf. Winnicott). Chez les enfants qui bénéficient d’un environnement familial porteur et structurant, cette logique fusionnelle s’atténue fortement dès le cours de la seconde année. À l’entrée en maternelle, les écarts sont déjà vertigineux, entre les gros bébés mal grandis et les petits bonshommes déjà bien affirmés. Cet écart ne disparaît pas par la seule magie de je ne sais trop quelle maturation spontanée. Pour les plus décalés des enfants, il ne fait que se creuser au fil des années. Quand j’ai commencé à fréquenter les classes spécialisées, la très faible autonomie de tous ces élèves m’a souvent frappé, et je la percevais vivement comme une grave anomalie relationnelle, au vu de leur âge souvent déjà bien avancé. De voir ces grands gaillards se comporter comme des tout-petits me semblait alors terriblement étonnant. Pour un enfant ordinaire de huit ans, la vraie vie se passe dans les échanges au sein du groupe de pairs, et c’est là qu’il poursuit sa maturation psychique, et non pas pendu aux basques d’un adulte disponible. Quand on a l’habitude des enfants à problèmes, on perd la conscience de l’anomalie d’une telle dépendance à l’égard de l’adulte.

Pour en revenir à des termes pédagogiques, certains enfants ont énormément de mal à apprendre quoi que ce soit s’ils ne sont pas sous le regard immédiat et permanent de l’enseignant. Ils ont besoin d’une atmosphère relationnelle marquée par une très forte présence de l’adulte, très différente de celle que souhaitent les enfants ordinaires de la seconde enfance, qui s’efforcent au contraire à tenir les adultes à bonne distance. Pour ces enfants en souffrance, le rôle de l’enseignant spécialisé est certes aussi de les faire évoluer vers plus d’autonomie, mais en tenant compte de leurs possibilités psychiques effectives, sous peine de les écraser sous une tâche d’autonomisation hors de leur portée. Il est vrai que le risque, en structure spécialisée, est de s’en tenir à cette fonction d’étayage, ce qui fait qu’on risque de contribuer à invalider l’enfant en le maintenant outre mesure dans la dépendance à l’adulte. Le dosage entre étayage et autonomisation est certainement au cœur de la difficulté du métier – mais cela n’empêche en rien un tel métier d’être indispensable à une vraie scolarisation des enfants les plus défavorisés.

L’autre idée que je voulais aborder, c’est l’enveloppement. Cela va plus loin que la simple idée de protection ou d’étayage, dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Pour les plus mal construits des enfants, ce qui est prédominant, c’est ce besoin d’enveloppement. Il y a une dynamique d’évitement de tout ce qui est susceptible de blesser, de démolir, notamment chez les psychotiques. Ce sont des enfants qui sont dans un vertige inimaginable dans les grands groupes. Dans le petit groupe en revanche, l’adulte bienveillant a une fonction de réparation et de reconstruction de leur enveloppe psychique. On peut être ici dans le domaine de la pathologie, comme c’est le cas avec les enfants psychotiques avérés, mais ce problème se pose aussi pour d’autres. Certains enfants qui sont en échec massif se font systématiquement démolir au cours de leurs expériences scolaires. Leur parcours scolaire est un véritable parcours de « déconstruction ». Pour eux, être maintenus dans la classe ordinaire, c’est être maintenus, à vif, au quotidien, dans cet écart vertigineux qui les sépare des autres. Certains mettent d’ailleurs beaucoup de temps à « lécher leurs plaies » lorsqu’ils finissent par atterrir dans une structure spécialisée, et ils ne peuvent le faire qu’avec la bienveillance de l’enseignant spécialisé et du petit groupe. Ils réalisent très bien à quel point ils sont loin des autres. Serge Boimare évoque à leur égard un « vécu d’échec sévère » qui peut faire croire à de vraies pathologies, et qui peut d’ailleurs très vraisemblablement finir par en induire.

Pour toutes ces raisons, il me semble que la classe spécialisé fermée est une solution à préserver. Il me semble que la mise à l’écart pour ces enfants constitue une sorte de passage obligé, parce qu’elle a pour eux plus valeur de protection que de ségrégation.

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Aujourd’hui, et ce sera ma conclusion, on a fermé à peu près les deux tiers des classes spécialisées dans les écoles élémentaires (entre 1983 et maintenant), alors qu’en même temps on injectait dans ces classes un nouveau type de public, un certain nombre d’enfants handicapés précédemment maintenus en institutions. Comme on peut douter que les enfants non handicapés en échec scolaire aient cessé d’exister, et même que leur nombre ait diminué, il faut bien qu’ils soient ailleurs. La conséquence est qu’il existe, dans les classes du cycle III, un nombre important d’élèves vis-à-vis desquels les réseaux interviennent peu et qui sont dans une situation extrêmement difficile, qui se préparent soit à s’écrouler complètement, soit à mettre le feu au collège quand ils auront pris un peu de muscles. J’estime que ces enfants sont actuellement dans un état d’abandonnisme institutionnel, et par conséquent d’abandonnisme pédagogique. Ceux-là exigent, pour la plupart, un autre suivi que des prises en charge en adaptation ou en rééducation, qu’ils ont d’ailleurs rarement, et qui doit être de l’ordre d’une véritable classe qui puisse remplir pour eux ces trois fonctions essentielles que sont :

Daniel Calin
Automne 2000

 
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Témoignage

Montfort-l’Amaury, le 13/01/2004

À première vue, votre combat semblerait d’arrière garde. Pour ma part, connaissant bien, je crois, le mouvement pendulaire de la marche de l’Éducation nationale, je fais le pari que vos remarques seront une des bases de la réflexion de nos successeurs. Dans une vingtaine d’années – au moins, car il est lent, le mouvement pendulaire ! – lorsque la « place près du radiateur » aura été bien remise en fonction, que nos collègues de CM se désoleront et se culpabiliseront d’avoir des « cancres » ne sachant ni lire ni compter et dont le comportement mettra en péril la bonne marche de leur classe, nous verrons donc de brillants politiciens nous convaincre de la nécessité de créer de nouvelles structures, plus humaines, à effectif réduit, pour des enfants en grande difficulté scolaire. On les confiera à des Professeurs spécialisés et on pourra les nommer : « classes de Perfectionnement ». Ah non ! Ça fait ringard ! Faisons-leur confiance, ils trouveront une appellation ad hoc.

J’ai 54 ans, ma classe de Perf a été « transformée » en Adapt, il y a 2 ans, j’ai gardé les mêmes élèves, j’y ai perdu 27 points d’indice (!!!). En juin, ma classe ferme, comme toutes celles des Yvelines. Légèrement désabusé, je vais demander ma mise en retraite au titre de père de 3 enfants.

Mes élèves, leur classe supprimée, vont devoir être réorientés. Pour l’étude de leur cas en CCPE, j’aurai un avis à donner : on attend de moi que je propose « CLIS » ou « IME » ou « regroupement d’adaptation » ou « CM1 avec soutien du Réseau ». En mon âme et conscience, pour la plupart d’entre eux, je ne pourrai pas proposer autre chose que « classe de Perfectionnement avec intégration partielle dans des conditions raisonnables ».

Merci d’avoir formalisé si bien ce que nous sommes si nombreux à penser. Dommage pour les quelques générations de pauvres gosses à venir, en grande difficulté scolaire, ceux-là mêmes que nous « ghettoïsions » dans nos classes fermées en les « cocoonant », selon les expressions consacrées par nos nouveaux penseurs de l’actuelle « Intégration » !

Laurent Maréchal

 
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Notes

(1) Monique Vial, Les enfants anormaux à l’école (Aux origines de l’éducation spécialisée, 1882-1990), Col. Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation, Armand Colin, Paris, 1990. Postface d’Antoine Prost. Voir aussi Marie-Anne Hugon, Situation et fonction des classes de perfectionnement dans l’enseignement français (fichier PDF, 1,5 Mo), Revue française de pédagogie, Volume 66, 1984, pages 55 à 67. Voir également l’article de Jacques George, intitulé De l’instruction obligatoire à l’intégration, daté du 17 novembre 2004, publié dans le dossier n° 428 des Cahiers pédagogiques, intitulé “De l’enseignement spécialisé à l’intégration dans l’Ecole”.


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Dernière révision : mercredi 22 janvier 2014 – 13:00:00
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