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« Qu’est-ce qui peut nous pousser à aimer autrui ? »
ou
Mél à Ninette – Deuxième

 

 
Un texte de Daniel Calin


Qui est Ninette ?  Vous ne connaissez pas Ninette ? Allez voir mon précédent Mél à Ninette pour vous mettre au parfum du contexte de ce texte !

 

En voilà une question !

Toi, je ne sais pas ce qui peut bien te « pousser à aimer autrui », même si j’ai quand même ma petite idée sur la question, mais, moi, je sais assez bien ce qui me « pousse » le plus à « aimer autrui » : un joli minois, avec un beau sou­rire, et des rondeurs suffisantes mais pas excessives convenablement placées à tous les étages. Ça marche à tous les coups ! Au moins pour quel­ques secondes. Ah, les jolies passantes des printemps parisiens !

Toute plaisanterie mise à part, la sexualité est à l’évidence la plus grande force à nous orienter positivement vers autrui. Nietzsche écrivait déjà qu’il comprenait mal les interdits religieux sur la sexualité, puisque c’était à ses yeux d’affreux barbare blond aux yeux bleus, et de grand syphilitique, la seule grande pulsion naturelle à porter les êtres humains à se faire plutôt du bien que du mal les uns aux autres.

Il faudrait ajouter à cela la parentalité, avec l’amour des parents pour leurs enfants. Autrui, c’est aussi, c’est d’abord, notre enfant, la « chair de notre chair », la « prunelle de nos yeux », et cette grande force qui, de géné­rations en générations, nous courbe au-dessus des berceaux et nous cloue au service de nos bébés d’amour. Hein, ma crevette, que j’ai tenue au creux de mes bras à la maternité, au deuxième matin de ta vie aérienne ? Même que des années plus tard je me retrouve attablé à ta dissertation de philo à la noix ! Si je m’attendais à ça !

Il faut bien sûr ajouter à l’amour parental ce qu’on pourrait appeler la « filialité », l’amour filial en français courant. Au fond, tout commence là, dans ce que psychanalystes et éthologues appellent « l’attachement », le lien primaire qui noue le petit mammifère à sa mère, ou à tout adulte qui le « materne ». Cela se tisse très tôt et ne se dissout plus jamais par la suite. Voir ce qu’en disent les éthologues. L’éthologie, c’est l’observation des conduites spontanées des animaux, en milieu naturel ou semi-naturel. C’est, par exemple, Konrad Lorenz, et les oisons qui s’attachent à ses pas. Voir aussi Bowlby(1), qui tire les leçons de l’éthologie animale pour l’enfant humain. Voir, plus actuel, Boris Cyrulnik(2), qui, après Bowlby, croise avec bonheur éthologie animale et humaine et clinique psychanalytique.

Attachement des enfants aux parents et vice versa. Famille. Amour familial. « Familialité ».

Sexe et attachement, donc. Voilà les deux grands forces qui nous poussent « à aimer autrui ». Forces naturelles, inscrites dans notre biologie, nos hormones, notre cerveau, notre peau, nos odeurs, nos formes corporelles (ah les effets des rondeurs des dames sur les messieurs ! – je te laisse le soin de trouver la réciproque, si elle existe), nos signaux instinctifs (ah le sou­rire(3) !). En cela, nous sommes bel et bien « poussés » vers autrui, de l’intérieur, que nous le voulions ou non. Il n’y a là rien de réfléchi, ni de choisi, ni même de volontaire – seulement la mécanique vitale universelle, version mammifère en particulier. C’est plus que « peut nous pousser », d’ailleurs. Qu’on le veuille ou non, qu’on résiste ou qu’on s’y précipite, qu’on en rêve ou qu’on en cauche­marde, ça nous pousse, inéluctablement, ça nous jette les uns vers les autres – à tout le moins vers quelques autres. Il faut être bien malade pour ne pas aimer au moins ces quelques autres là. On sait d’ailleurs très bien ce qui provoque cette maladie (voir Cyrulnik, là encore), on peut même l’expérimen­ter méthodiquement sur nos cousins mammi­fères : ce sont les perturbations de l’attachement premier chez un tout-petit qui en font plus tard aussi bien un mauvais parent qu’un mauvais amant, voire un impuissant.

Il faut souligner que ces deux grandes forces, y compris chez les animaux, s’opposent : pas de sexualité dans les relations d’attachement. « Tabou de l’in­ceste », qu’on dit(4). En réalité, il n’est guère besoin là de tabou culturel : hors pathologie mentale, la nature suffit. Cyrulnik ajoute, perfide, que l’attachement entre adultes, dans le couple, tend également à éteindre la sexualité qui l’a fait naître, comme si ces deux puissances, toujours, même là, tendaient mécanique­ment à se repousser... Drame perpétuel de la conjuga­lité : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », rideau, extinction des feux de l’amour. Ou plutôt, dans le meilleur des cas : fin du « sexe », début de la « tendresse ».

Cette opposition « structurelle » entre attachement et sexualité est cependant relative. C’est en effet l’attachement précoce qui oriente plus tard la sexualité. Nous ne draguons pas nos figures d’attachement, mais nous draguons des « choses » qui leur ressemblent, qui nous les évoquent confu­sément, qui sont eux sans l’être vraiment... Œdipe, Œdipe, quand tu nous tiens ! Cyrulnik encore : même dans la sexualité, on fuit les trop proches, pour cause d’attache­ment incompatible avec zizi/zézette, mais on drague juste après. Même chez les goélands : les goélands marseillais ne draguent pas dans leur nichée, mais ils ne draguent pas non plus les goélands anglais de passage. Question d’accent, dit-il, sourire marseillais en coin. Comme quoi, on est des animaux quand même un peu dénaturés, non ? Moi, en tous cas, les petites goélettes anglaises en go­guette sur la Seine, ça ne me laisse pas forcément de marbre...

 

Bon, évidemment, dans tout ça, « autrui » prend un sens plutôt restreint. C’est l’autrui « de la tribu », les « proches », comme on dit, par le sexe ou le berceau.

Et l’autrui universel, alors ?

Eh bien, on n’aime pas l’autrui universel, personne n’aime l’autrui univer­sel(5). C’est même plutôt le contraire. Lévi-Strauss, pourtant l’une des grandes figures de l’esprit de tolérance, a montré que le racisme est la chose du monde la mieux partagée(6). Pas un racisme haineux, d’ailleurs. Le racisme haineux est une maladie mentale, encore une. Non, un racisme tranquille, pépère, imperturbable, absolument convaincu que l’autre est un « barbare », un non-« comme nous », un non-humain. On ne l’aime pas plus qu’on ne le déteste : on l’ignore, on ne le voit pas, on ne le considère ni plus ni moins qu’un caillou. Ce qui signifie quand même qu’il vaut mieux pour lui qu’il ne se trouve pas sur notre chemin ! Sinon, sus à l’étranger pas de chez nous, toutes griffes dehors, prêtes à écharper l’intrus, l’adrénaline en ébullition et les yeux injectés de sang. Encore un coup de la mécanique attachement/ sexualité, articulée cette fois à l’agressivité, comme chez les tigres ou les goélands !

L’autrui universel, rien ne nous « pousse » vers lui. Il faut une longue histoire de civilisation pour apprendre tant bien que mal, non pas à l’aimer (quelle foutaise !), mais seulement à le « tolérer ». Premiers combats pour la tolérance au siècle des Lumières(7). Plus tard encore, on apprendra peu à peu à le « respecter » (Lévi-Strauss, toujours), c’est-à-dire à le considérer comme un « alter ego », comme un « autrui », donc. L’autrui universel, ça ne s’aime pas, et rien ne nous pousse à ça. Pas prévu par notre nature, pas inscrit dans notre programme génétique. L’autrui universel, ça s’apprend, lentement, difficile­ment, fragilement, comme un fruit ultime de la culture. Jamais bien solide sur ses jambes, d’ailleurs : voir l’explosion récurrente des barbaries racistes au cœur de l’Europe, sur laquelle est née, pourtant, la seule philosophie authenti­quement universaliste. Mais il n’est plus question d’amour là-dedans. Morale, éthique, droit, respect : c’est une autre histoire, froide et raisonnable, non-romantique de part en part. Ennuyeuse et vitale.

 

Et voilà le travail : tu devrais pouvoir puiser là-dedans de quoi construire quelque chose de sensé, non ?

Et puis, maintenant ou plus tard, prends le temps de lire ça : Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien (Une histoire naturelle de l’attachement), Hachette, Paris, 1992. C’est super(8), ça se lit très bien, et ça rend intelligent !

Bisous à toute la famille !

Tonton Daniel
2000

 
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Notes

(1) John Bowlby, Attachement et perte, Volume 1 : L’attachement, Col. Le fil rouge, Section 2 : Psychanalyse et psychiatrie de l’enfant, P.U.F., Paris, 1978. Traduction : Jeannine Kalmanovitch.

(2) Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien (Une histoire naturelle de l’attachement), Hachette, Paris, 1992. Réédité en 1997.

(3) Voir le « sourire du troisième mois » décrit et analysé par Spitz : René-A. Spitz, W. Godfrey Cobliner, De la naissance à la parole (La première année de la vie), Col. Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., Paris, 1968. Édition américaine originale : First year of life, 1966. Traduction : L. Flournoy. Préface d’Anna Freud.

(4) Un des rares points d’accord entre Freud et les ethnologues, pas de chance ! Voir : Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, 1967. Édition revue et corrigée. Édition originale : P.U.F., 1949.

(5) Méfie-toi comme de la peste des « amoureux de l’humanité ». Ce sont toujours de dangereux fanatiques, religieux ou politiques, mal déguisés en doux illuminés, prêts à massacrer tous les êtres humains réels et individuels qui n’entrent pas dans leur vision idéale ultra-restrictive de l’humanité. En termes psychiatriques, une forme particu­lièrement retorse de psychose symbiotique. Raisonnablement, aimer « l’humanité en général » est une pure stupidité. Bien des êtres humains réels n’ont pas grand chose d’aimable. Beaucoup sont même franchement déplorables !

(6) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Col. Médiations, N° 55, Denoël/Gonthier, Paris.

(7) Mais déjà, semble-t-il, chez les épicuriens de la fin de l’empire romain, avant que le christianisme pervertisse cet humanisme naissant en communautarisme religieux structu­rellement intolérant.

(8) Sauf quand il se sent obligé de ramener son lacanisme natal à propos de la paternité : un vrai désastre !


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