Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Le rapport à la loi

 

 
Un texte de Daniel Calin


Deux autres articles de Daniel Calin sur le thème de l’autorité  Certaines analyses de ce texte sont reprises d’un de mes articles antérieurs, Du maternage à l’éducation. Voir aussi Enseigner, éduquer, contraindre, Quelles prises en charge pour les enfants présentant des troubles du comportement ? et Les enfants du chaos.
Une bibliographie et un article de Sylvie Canat sur l’autorité  Voir aussi une large bibliographie sur Le rapport à l’autorité proposée par Sylvie Canat, en relation avec son texte « Nous sommes inégaux devant la loi... ».
Origine du texte  Ce texte a servi de base à une conférence donnée le 18 janvier 2006 au colloque intitulé Loi et relation (Vers une autorité qui articule fermeté et interdit, ouverture et entre-deux), organisé par l’IRTS et l’IUFM de Montpellier.
Référence  Cet article est cité dans le livre de Bruno Robbes, L’autorité enseignante (Approche clinique), col. Prévenir les violences à l’école, Champ Social, Nîmes, 2016.

 

Sommaire

 
*   *   *
*

La transcendance de la loi

Le principe de transcendance

Le concept de “loi” est d’abord un concept politique. Il n’est devenu d’usage courant dans le champ éducatif que sous l’influence de la pensée psychanalytique, essentiellement dans sa version lacanienne, d’ailleurs. Les éducateurs utilisaient plus traditionnellement le concept moins engageant de “règle”. Mais il me semble, précisément, très intéressant d’établir, ou de rétablir, un lien entre les conditions d’exercice de l’autorité éducative et cette forme supérieure d’exercice de l’autorité politique que désigne le terme “loi”.

En ce domaine, dans toute société un tant soit peu “ordonnée”, la source de l’autorité politique, en tant qu’autorité légiférante en particulier, est distincte de son détenteur et s’appuie sur une entité supérieure à laquelle ce détenteur de l’autorité politique est lui-même soumis. C’est ce que je nomme la “transcendance” de la loi. Cette transcendance est fondatrice de la distinction classique entre “légalité” et “légitimité”. Cette source transcen­dante de la loi est, selon les sociétés : “les ancêtres” dans le monde tribal, “Dieu” dans les monarchies de droit divin, comme pour l’essentiel dans toutes les formes anciennes de pouvoir centralisé, “la volonté générale” dans nos sociétés démocratiques. L’absence de distinction entre la source de la loi et le détenteur de l’autorité légiférante est la définition même de la tyrannie.

Même l’autorité parentale n’est pas sui generis, mais doit en principe être légitimée, soit directement par l’une ou l’autre de ces puissances supérieures, soit indirectement par soumission à une autorité politique(1) elle-même légi­time. Dans nos démocraties, l’autorité familiale est encadrée par le droit, bordée par de multiples obligations, susceptible d’être retirée, soumise aux législations récentes sur les droits de l’enfant.

Toute autorité, politique comme parentale, comme éducative ou pédagogique, confondue avec son détenteur, non transcendée par une légiti­mation extérieure et supérieure à son détenteur, est tyrannique dans son principe, donc inacceptable en tant que telle par ceux sur lesquels elle s’exerce autrement que sur un mode sado-masochiste.

Dérives contemporaines

Dérives politiques

Du point de vue politique, il est clair que, par nature, la démocratie menace la transcendance(2) de la loi. La référence à la seule “volonté générale” ne suffit pas à l’assurer. Elle obéit à une logique de l’immanence(3) et n’assure aucune transcendance à l’autorité ainsi fondée. Plus concrète­ment, l’idée même de loi menace de sombrer dans une démocratie réduite à n’être que “la somme des intérêts particuliers”. Une telle somme est instable par nature, perpétuellement changeante. Elle entretient un conflit perpétuel de chacun contre chacun, et même le conflit en chacun de ses intérêts di­vergents(4). Elle est incapable d’assurer la paix civile, qui est la finalité première de toute autorité politique. Elle n’assure même pas la paix intérieure de ses malheureux citoyens !

Montesquieu, déjà, considérait que la démocratie était impossible, parce qu’elle supposait des citoyens “vertueux”, capables de soumettre d’eux-mêmes leurs choix politiques à la recherche de l’intérêt général, et non au service de leurs intérêts particuliers. Rousseau, dans Le contrat social, posait la même exigence, sans en mettre en cause la possibilité, mais ici sans guère convaincre. Chez Kant, plus clairement encore, la citoyenneté était subordonnée à une éthique transcendante assurée par l’impératif catégorique de la raison pra­tique. On aimerait pouvoir habiter cette belle construction intellectuelle.

Nous en sommes à cette atomisation de l’idée même de loi sous le chaos des tentatives de satisfaction de tous les intérêts particuliers : nos représen­tants sont rivés sur les sondages, leurs positions politiques s’alignent sur les caprices de l’opinion, en particulier en période électorale. Hors de la pression des électeurs, ce sont les “lobbies” qui se déchaînent et réduisent les “élus du peuple” à l’état de marionnettes agitées par leurs appâts. Le mot anglo-saxon “lobby”, venu de pays où la notion même de “bien public” semble absente, n’est qu’une traduction hypocrite de ce qui constitue de fait des mafias, des organisations systématiques de la corruption.

À l’opposé de ces mouvements inquiétants, il faut noter des tentatives montantes de créer une autre forme de transcendance par rapport à l’exercice ordinaire de l’autorité légiférante que le seul appel rituel, aujourd’hui bien galvaudé, à servir le bien public, ou la “République”. J’en vois deux : la montée en force du Conseil Constitutionnel, en France et ailleurs, ainsi que la montée en puissance du droit international. Distinction entre pouvoir constituant et pouvoir législatif, soumission du dernier au premier, soumission des lois nationales à un Droit universel, voilà des pistes à promouvoir pour limiter les dérives tyranniques de nos sociétés, même si ces pistes sont loin d’être toujours très assurées dans leurs effets.

Dérives familiales

Du côté des familles, la tendance lourde, déjà ancienne, est au repli sur ce que les démographes nomment la “famille nucléaire”, c’est-à-dire sur le groupe constitué uniquement par les parents et leurs enfants. Les liens avec les grands-parents sont distants ou inexistants, tout comme les liens avec les collatéraux. Cette “nucléarisation” de la “cellule” familiale se double souvent d’un mouvement de repli par rapport à l’ensemble de la société, ce noyau familial étant vécu comme l’unique rempart contre une société perçue comme menaçante. C’est particulièrement net dans les milieux les plus défavorisés : les familles les plus problématiques sont souvent isolées à l’extrême, sans convivialité, sans aucun réseau ni familial ni amical.

Dans ce cercle restreint, la “loi” tend à se dissoudre dans des relations émotionnelles saturées, confusionnelles, indifférenciantes, à l’exact opposé de la dynamique différenciatrice de la loi. La transcendance de la loi par rapport à ces dérives menaçantes du “noyau” familial était traditionnellement assurée par la forte inscription de la famille nucléaire dans la “lignée” trans­géné­rationnelle et ses logiques de transmission patrimoniale ou statutaire. Dans le monde tribal, c’étaient les systèmes globaux de parenté et leurs fonctionne­ments claniques croisés qui liaient fortement les familles restreintes à la structure sociale globale, au point de laisser fort peu de place à cette dimension “nucléaire” de la vie familiale. Plus tard, dans toutes les formes sociales avant les nôtres, la vie familiale restait incluse dans des liens sociaux solides et contrôlée par des institutions supérieures, politiques ou religieuses.

L’exercice d’une autorité éducative raisonnable est difficile dans de telles conditions, dans ces familles repliées sur elles-mêmes, bunkerisées parfois. Le chantage affectif tend à y devenir le seul mode d’imposition de la loi, laquelle n’est alors plus une loi, mais une soumission au désir de l’autre, c’est-à-dire une forme pernicieuse de tyrannie. C’est d’ailleurs parfois la plus pure et la pire tyrannie de l’adulte dominant qui se donne libre cours sur tous les membres la cellule familiale, avec à la clef violences, maltraitances et incestes.

Les seules pratiques sociales qui s’opposent à ce mouvement d’effon­drement du “cercle de famille” sur lui-même sont, d’une part, les signes de réinvestissement de la grand-parentalité(5), en particulier dans des milieux urbains “installés” et, d’autre part, la déferlante des recherches généalogi­ques, phénomène certes anecdotique en apparence, mais cependant révéla­teur d’un mouvement diffus de protestation contre la pulvérisation des liens sociaux accomplie par une certaine “modernité”.

 

Aux racines de l’autorité

Autorité et régulation des désirs

Le développement correct de la personnalité de l’enfant exige qu’à un moment de son évolution son environnement maternant(6) lui impose de soumettre certaines de ses conduites, non plus à la seule loi de ses désirs, mais à la volonté de cet environnement maternant. À vrai dire, il n’y a pas là “pure imposition”, dès lors que celui qui impose la loi s’est assuré anté­rieurement “l’attachement primaire” de l’enfant. En ce cas, comme je le montrerai un peu plus loin, l’enfant continue à percevoir au fond le parent aimé comme une partie de lui-même et ne ressent pas de ce fait l’imposition parentale des règles comme purement externe.

La raison fondamentale de cette nécessité de l’exercice de l’autorité éducative est que l’enfant humain ne peut trouver en lui-même et à lui seul les ressources nécessaires pour faire barrage à ses impulsions. Comme l’ont montré Konrad Lorenz(7) puis Edgar Morin(8), la dérégulation instinctuelle est une caractéristique de l’espèce humaine. Ne pas imposer une autorité extérieure à l’enfant, c’est l’abandonner au chaos de ses impulsions sponta­nées. C’est en particulier l’abandonner à ses ambivalences, à ses impulsions contradictoires : désirs de grandir contre désirs régressifs, impulsions positives contre impulsions négatives, vis-à-vis des mêmes personnes. Ces ambivalences sont insurmontables pour le très jeune enfant et terriblement angoissantes pour lui. D’où ce paradoxe (apparent) qui veut que les enfants de la “liberté” (en réalité d’une permissivité mal comprise), loin d’être “épanouis” comme on a pu le croire ou le rêver, soient toujours au contraire très vite “problématiques”, instables, mal dans leur peau, pétris d’angoisse. Alors qu’à l’inverse les personnalités fortes sont toujours issues d’éducations plus ou moins autori­taires, à commencer par les théoriciens et militants de l’anti-autoritarisme. Le principe psychologique, bien connu mais mal recon­nu, est que l’intériori­sation de la loi délivre du chaos des pulsions. C’est pourquoi la loi, même imposée, est fondamentalement libératrice. C’est ce en quoi Bettelheim voyait le paradoxe central de l’éducation(9).

Le conflit éducatif primaire

La phase durant laquelle s’opère l’imposition de l’autorité parentale à l’enfant se noue autour de ce que je propose d’appeler le conflit éducatif primaire. Ce conflit éducatif a pour fonction, psychogénétiquement décisive, d’installer dans l’appareil psychique de l’enfant les bases d’une instance qui régulera “de l’intérieur” sa propre impulsivité. C’est cette instance régulatrice ainsi acquise que les psychanalystes nomment usuel­lement le “Surmoi”.

Cette phase est en principe précoce. Elle doit normalement prendre place quelque part au cours des deuxième et troisième années de l’enfant. Avant, on a affaire à un autoritarisme précoce générateur de dysfonctionnements psy­chiques parfois gravissimes. Au-delà, l’entrée dans une logique véritable­ment éducative devient problématique, du fait, en particulier, du télescopage très perturbateur entre la problématique œdipienne et ce conflit éducatif primaire.

La caractéristique centrale du conflit éducatif primaire est d’être, précisément, un pur conflit, une opposition radicale entre deux volontés inconciliables, la volonté éducative des parents et la volonté de toute-puissance de l’enfant. Il se déroule à travers un pur rapport de forces, psy­chiques et physiques à la fois. Il doit déboucher sur la soumission de l’enfant à la volonté éducative des parents.

Enfin, ce conflit me semble se nouer principalement autour d’obligations imposées à l’enfant, contrairement à ce qu’affirment les théorisations psycha­nalytiques usuelles, qui suivent Freud en privilégiant la logique de l’interdit. Je ne nie en rien, bien entendu, l’importance des interdits, encore moins leurs conséquences importantes sur l’ensemble de la vie psychique. Je pense seulement que, sur ce point précis, à savoir la dynamique du conflit éducatif primaire, seule l’obligation imposée à l’enfant donne sa pleine signification et sa pleine intensité à cette conflictualité. Obliger à faire est plus radicalement contraignant que contraindre à ne pas faire. Il est psychologiquement plus difficile d’effectuer un acte que l’on souhaiterait ne pas faire que de retenir un acte que l’on souhaiterait réaliser. Agir engage plus que ne pas agir. Se mettre activement au service d’une volonté extérieure est plus difficile que refouler ses impulsions internes. C’est pourquoi les phases les plus aiguës du conflit éducatif primaire me semblent se jouer quasi constamment autour d’obliga­tions imposées à l’enfant.

 

Les conditions de l’exercice de l’autorité

Les conditions de l’intériorisation de l’autorité en milieu familial

L’enfant ne peut “recevoir” l’autorité que de cet entourage précédem­ment ou actuellement “maternant”. Une autorité purement “externe” est ininté­grable par lui. Il ne la ressentira jamais que comme un pur terrorisme, tout comme un adulte normalement constitué d’ailleurs ! Tout au plus cette violence absolue le fera-t-elle plier, mais elle ne l’éduquera en rien, car il ne l’intério­risera pas.

À l’inverse, l’autorité exercée sur l’enfant par son entourage maternant est en quelque sorte immédiatement “intériorisée” – puisque cet entourage, du point de vue de l’enfant, est encore largement “intérieur” à lui, non ou peu différencié de son Moi naissant. Ce sont ainsi toutes les ressources de cet “attachement primaire” de l’enfant à son environnement maternant qui sont en quelque sorte de l’intérieur mises à la disposition des instances “répressives” ou “contrôlantes” en voie de constitution dans sa personnalité. Le conflit avec les parents “éducateurs” est au fond vécu par l’enfant comme un conflit “moral” intérieur, et n’est “éducateur” pour l’enfant que dans la mesure où l’enfant le vit comme un conflit intérieur. C’est dans la mesure où l’enfant très jeune vit le glissement de son entourage du maternage vers l’éducation comme une sorte de rébellion interne, d’une partie de lui-même contre une autre, que cette autorité parentale est “intégrée” par lui, et même structure “immé­diatement”, au sens littéral, sa personnalité. D’où l’étonnante faculté qu’ont ces enfants très jeunes, si l’on veut bien s’en rendre compte, de passer très vite d’une rébellion forcenée contre l’autorité parentale (les “caprices” tonitruants !) à une appropriation totale des règles contre les­quelles ils se rebellaient si farouchement, auxquelles ils adhèrent alors de façon hyper-rigide, et qu’ils renvoient très vite à leurs parents lorsqu’eux-mêmes en dévient !

Ensuite, seulement, après cette phase d’intériorisation d’une autorité imposée, grosso modo après trois ans, on passe à une seconde phase où l’exercice de l’autorité commence à pouvoir être négocié, où les règles précé­ demment imposées peuvent être rationalisées, interrogées, voire dans une certaine mesure remises en cause, ou tout du moins fortement complexi­fiées. On entre alors dans ce que Bettelheim appelle une “éducation rationnelle”, devenue possible à ce stade seulement. Dès lors, c’est cette remise en cause des exigences excessives du Surmoi archaïque qui va constituer le principal moteur de cette éducation rationnelle. Voir Bettel­heim : « En fait, un de nos premiers motifs d’apprendre quoi que ce soit est précisément notre désir de modifier un Surmoi trop exigeant pour le rendre raisonnable. S’il n’y a pas un tel effort parce que nous n’avons pas à réduire une forte anxiété venant du Surmoi, on ne trouve pas un plus important motif d’apprendre. »(10).

Les conditions et les limites d’un exercice raisonnable de l’autorité éducative en milieu familial

Ceci étant posé, il est clair que l’autorité éducative n’est pas correc­tement structurante pour l’enfant sans se soumettre à certaines conditions et limitations.

Je laisse volontairement de côté ici la question de la répartition des rôles entre le père et la mère autour du très jeune enfant : leur articulation tradition­nelle, leurs évolutions sociétales, les complémentarités et équilibres à restaurer ou instaurer, tout cela mériterait en soi un large développement.

L’autorité éducative ne doit pas être trop précoce. D’abord parce qu’il faut que l’enfant ait la capacité de se plier aux exigences éducatives (par exemple, l’enfant n’a pas la maturité neurobiologique suffisante pour maîtri­ser ses fonctionnements sphinctériens avant l’âge de 18 mois : toute exigence de propreté plus précoce est donc une erreur éducative majeure). Mais aussi et surtout parce qu’il faut que la personnalité de l’enfant soit suffisamment affirmée pour qu’il puisse psychologiquement résister à l’entreprise éduca­tive : ce n’est pas son obéissance qui est structurante, mais sa défaite dans le conflit éducatif.

Elle ne doit pas être terrorisante, sinon l’inscription du Surmoi dans les acquis symbiotiques antérieurs ne peut pas se faire, et cette instance restera ou bien très fragile, ou bien persécutrice. Risques importants de pathologi­sation du développement.

Les exigences éducatives doivent être constantes et cohérentes (entre les deux parents en particulier), sinon rien ne peut être intériorisé par l’enfant.

La logique du maternage doit perdurer suffisamment durant cette phase éducative, de façon à faciliter l’inscription du Surmoi dans les strates symbio­tiques de la personnalité. Les modèles éducatifs traditionnels imposent assez souvent une rupture brutale ici, ce qui tend à rendre les adultes ainsi formés dépendants d’une autorité externe (le contrôle social permanent du groupe, par exemple). Or, nos sociétés ont besoin d’individus largement autonomes moralement.

Le glissement du maternage à l’éducatif doit être progressif : même chose que ci-dessus.

Le passage à l’éducatif ne doit pas être trop tardif cependant, sinon l’intériorisation des exigences éducatives sera rendue plus difficile par l’éloi­gnement des premières imprégnations maternantes.

Transposition en milieu éducatif et pédagogique

L’exercice de l’autorité, dans toutes ses formes « supérieures », ou « socia­lisées », c’est-à-dire ailleurs que dans un cadre de type familial, doit toujours s’adosser à son double fondement, psychique et culturel. Nous venons de voir ce qu’il en était de cet adossement culturel de l’autorité éducative. Nous allons analyser maintenant les conditions psychologiques de son exercice.

Sur le plan psychique, le principe fondamental de cet adossement psychique de l’exercice de l’autorité, c’est que, même lorsque l’autorité doit s’exercer sur des grands enfants, ou sur des adolescents, ou même sur des adultes, elle ne peut “s’imposer” sans conflit majeur, que si elle peut et sait solliciter les fondements psychiques archaïques de l’intégration de l’autorité parentale, voire, si besoin est, en recréer les conditions relation­nelles (et ce peut être le cas pour des personnes lourdement perturbées par les défaillances de leur toute première éducation).

On peut distinguer trois conditions indispensables à la concrétisation de cet enracinement psychique de l’exercice de l’autorité éducative.

Une situation de dépendance

La première est l’existence, entre l’éducateur et l’éduqué, d’une relation de dépendance. Cette relation exige à son tour à la fois une situation objective de dépendance, mais aussi une conscience subjective par l’éduqué de sa dépen­dance. Sur le premier point, il est probable que si nous naissions autosuffisants, nous serions naturellement et radicalement rétifs à toute autorité : un dieu vivant n’obéit pas, à personne. Quant au second point, les modalités précédem­ment décrites du premier développement montrent bien que la dépendance objective ne suffit pas à asseoir l’autorité. Si le bébé, longtemps, ne peut tirer bénéfice d’attitudes autoritaires, ce n’est pas du seul fait d’on ne sait quelle sorte de fragilité psychique, ou du seul fait de son “immaturité”, c’est avant tout du fait qu’il n’a pas une conscience suffisam­ment claire de sa situation de dépendance (ce que l’on peut, si l’on veut, nommer “fragilité” ou “immaturité”). Se reporter ici à la distinction opérée par Winnicott entre une phase initiale de dépendance absolue, durant les premières semaines de la vie, caractérisée par le fait que le nourrisson n’a aucune conscience de cette dépendance, et une seconde phase de dépendance relative caractérisée par la prise de conscience progressive par le bébé de sa dépendance aux soins divers dont il est l’objet.

De plus, la dépendance objective de l’éduqué vis-à-vis de l’éducateur doit être ce que l’on peut appeler une dépendance positive : c’est le bien-être et le plaisir, ou l’élimination des déplaisirs, de celui sur qui doit s’exercer l’autorité qui doivent dépendre de celui qui doit exercer cette autorité. Et non pas une dépendance négative : la possibilité de “faire du mal” que peut avoir celui qui doit exercer l’autorité (par exemple, pour l’enseignant : mettre une mauvaise note ou de mauvaises appréciations, ne pas “donner” l’examen, en appeler aux parents ou aux autorités de l’établissement, etc.). Cette dépendance négative ne fonde jamais, dans le meilleur des cas, qu’une soumission terrorisées ou, le plus souvent, un conflit perpétuel, épuisant sauf à être structurellement sadi­que, donc profondément malade psychiquement – ça arrive même en milieu enseignant !

En milieu familial, on sait très bien que l’autorité que les parents peuvent garder sur un adolescent ou un jeune adulte repose pour une large part, dès lors tout du moins que les relations sont un tant soit peu conflictuelles, sur la dépendance matérielle du jeune vis-à-vis de ses parents. Même lorsque rien n’est explicité, la règle de ce jeu est en fait très claire pour tous.

En milieu professionnel, les choses sont évidemment plus compliquées. À l’école élémentaire, il n’y a plus guère aujourd’hui de problèmes à ce niveau. La quasi totalité des familles ont intégré la nécessité de l’accès aux apprentissages scolaires fondamentaux pour tous leurs enfants, filles comprises, et reconnais­sent très volontiers leur dépendance à l’école dans ce domaine. À ces âges, les familles transmettent de même sans problèmes ce type d’attitudes à leurs enfants. À l’entrée au Cours Préparatoire, presque tous les enfants sont fortement motivés, en forte attente vis-à-vis du maître ou de la maîtresse : ils savent que, par leur intermédiaire, en accédant à l’univers de l’écrit, ils vont entrer dans le monde (encore fascinant) des grands.

C’est au collège que les choses tournent à l’aigre. À ce niveau, dans certains milieux, l’attente familiale, comme l’attente des jeunes, tend à prendre un tour plus directement professionnel, ce qui montre d’ailleurs à quel point ces milieux ont pour l’heure mal intégré les logiques de scolarisation longue. Dans les milieux mieux “installés”, on ne commence guère à se préoccuper de profes­sionnalisation qu’après le baccalauréat, comme le traduit le proverbial, et fort juste au fond, « Passe ton bac d’abord ! ». En ce sens, le problème des milieux les plus modestes est pour une bonne part dans cette inadéquation de leurs attentes vis à vis du collège, qu’ils transmettent bien sûr à leurs enfants. Le collège n’a strictement plus aucune fonction de formation professionnelle, ni même préprofessionnelle, sauf en ses marges (les SEGPA et EREA), mais seulement une fonction de consolidation et d’extension de la formation générale minimale indispensable aujourd’hui pour accéder à une socialisation non handicapée.

Comme cette inadéquation de l’attente des familles à l’institution scolaire actuelle, d’une part réactive les traces laissées par le passé scolaire des parents, souvent peu glorieux, voire franchement douloureux, et d’autre part rencontre et valide facilement les propensions contestataires des jeunes adolescents, on a là les ingrédients qui font des collèges situés dans quartiers à forte majorité populaire des institutions en pleine crise (alors que les écoles primaires des mêmes quartiers fonctionnent encore le plus souvent sans difficultés majeures). C’est là que germent et se répandent les idées, ravageuses, selon lesquelles l’école « ne sert à rien », et tout spécialement ce fantasme récurrent qui voudrait qu’il n’y ait plus de relation entre l’emploi et le diplôme, alors même que toutes les études sérieuses démontrent une évolution inverse.

Dès lors que l’élève n’attend rien de ses maîtres, les maîtres sont évidemment voués à l’impuissance éducative. N’attendant rien d’eux, l’élève ne se sent en rien dépendant d’eux. Toute exigence éducative est dès lors perçue comme une agression insupportable, et traitée comme telle. La violence éduca­tive illégitime, telle qu’elle est perçue par ces élèves, ne peut qu’induire chez eux ce qui constitue à leurs yeux une légitime révolte, dont la violence est dès lors légitimement proportionnelle à la violence ressentie par l’élève. Incompré­hensions réciproques, conflits, mépris réciproques, vio­lences : on peut mourir de cette spirale infernale.

Dans de tels milieux, il est urgent que les enseignants comprennent que, pour pouvoir enseigner, mais avant de le pouvoir, il faut qu’ils consacrent leurs énergies à faire émerger le besoin de leur enseignement chez leurs élèves. Autrement dit, ils ne peuvent véritablement “prendre leurs fonctions” qu’après en avoir démontré la nécessité à leur public – qui n’est là qu’un public potentiel, un public à conquérir. Cela passe d’abord par une information de leurs élèves sur l’organisation effective du système éducatif aujourd’hui et sur les significations et justifications de cette organisation. Cela passe ensuite par une information des élèves sur la réalité du marché du travail aujourd’hui, et sur la réalité de son articulation avec le système éducatif. Il est ici vital de lutter contre la désinformation régnante en ce domaine, à plus forte raison de se garder de se faire soi-même le propagateur de cette désinformation comme le font parfois certains enseignants “rebelles”, ou stupides. Enfin, comme le collège est désormais inclus dans la formation générale obligatoire, cela passe par un discours de validation globale de cette formation générale obligatoire : il s’agit d’inscrire l’École pour tous dans notre histoire, de rattacher l’École pour tous à la démocratie et à la citoyenneté, de relier l’École pour tous à l’humanisme philosophique qui l’a fondée. Il est clair que tout cela engage plus l’équipe éducative que chaque enseignant individuellement, puisque c’est la justification de l’existence même de l’établissement scolaire qui est en cause. Toutefois, c’est toujours à chaque enseignant de justifier l’inclusion de sa propre discipline dans le dispositif global de la formation générale obligatoire. Enfin, il est clair que cela n’engage pas que la relation de l’équipe éducative à l’élève, mais aussi sa relation aux familles. Un travail d’information en direction des familles, à ces deux niveaux, collectif et individuel, est à l’évidence indispen­sable. Ce travail gagne bien sûr en efficacité dans la mesure où il peut utiliser les relais sociaux et politiques que constituent tout ce qui peut subsister d’organisations collectives des milieux populaires : partis, syndicats, associa­tions de quartier, associations sportives, etc.... Je précise ici qu’il n’est pas question de contractualiser l’enseignement entre l’institution scolaire et chaque famille ou chaque groupe social, ce qui reviendrait à une privatisation radicale, qui n’aurait de sens que dans une perspective de mercantilisation générale de l’enseignement. Il s’agit, bien au contraire, de réinscrire notre système éducatif dans le dispositif politique de construction de notre société démocratique, y compris dans son obligation et dans sa gestion politique centralisée, de rappeler et populariser ces principes. Les marges de manœuvre laissées maintenant aux établissements scolaires, dans le cadre de leur conseil d’administration, doivent évidemment être utilisées dans cet esprit.

Les enseignants du secondaire savent en général très mal faire tout cela. Pire : la majorité considèrent qu’ils n’ont pas à le faire, que cela est indigne d’eux, qu’ils ne sont pas “éducateurs”(11), etc.. On imagine aisément ce que ces attitudes de vierges effarouchées induisent dans les jeunes esprits qui les contemplent. C’est que les enseignants du secondaire n’ont pas derrière eux, comme leurs collègues de l’enseignement primaire, une culture profession­nelle forgée par un bon siècle d’évangélisation scolaire d’un peuple à arracher aux griffes de l’obscurantisme catholique et monarchique. Ils ont au contraire une culture professionnelle élitiste, dans laquelle tout conflit s’est longtemps résolu par l’exclusion. Cette culture professionnelle est manifestement archaïque, inadaptée à un niveau d’enseignement qui fait partie de l’enseigne­ment obliga­toire depuis maintenant bientôt cinquante ans(12).

Une des manifestations les plus étonnantes de cette inadéquation est la facilité et l’assurance avec laquelle nombre d’établissements secondaires continuent à manipuler l’exclusion comme sanction. Or, dès lors qu’un élève relève de la scolarisation obligatoire, toute exclusion pro­noncée à son encontre, même partielle, est strictement illégale, tout du moins tant qu’une scolarisation de substitution n’a pas été proposée à cet élève et acceptée par sa famille. Il est anormal que cette sanction soit encore inscrite dans le règlement intérieur de nombreux collèges. Il est encore plus anormal que des autorités académiques valident ces sanctions et ces règlements, comme c’est encore souvent le cas. Tout cela est d’autant plus difficilement compré­hensible que la scolarisation obligatoire constitue, tout particulièrement en France, le pilier le plus ferme de notre organisation sociale, politique et juridique.

Une “capacité de sollicitude”

L’acceptation de l’autorité exige ensuite, de la part de celui qui doit l’exercer, la démonstration d’une capacité de sollicitude à l’égard de celui sur lequel elle doit s’exercer, c’est-à-dire une capacité à percevoir chez lui des besoins profonds et réels, et à les satisfaire de façon adéquate. En situation d’enseignement, en principe, ces besoins sont de l’ordre du “désir de savoir” ou de “savoir-faire”, selon les disciplines. Bien sûr, les réalités psycho­relation­nelles sont plus complexes et d’autres désirs “interfèrent” ici avec les contenus spéci­fiques officiels de la relation pédagogique. Désir de savoir comme désir de savoir-faire sont des besoins du Moi, des formes du désir de toute-puissance du Moi, qui peuvent certes être “élaborées”, mais dont les racines sont plus archaïques qu’on ne le pense généralement. Un enseignant ne peut exercer une autorité “non terroriste” que s’il sait s’appuyer sur ces désirs de ses élèves, en sachant d’abord les solliciter (de la “pédagogie de la motivation” jusqu’à l’adap­tation de l’enseignement proposé au “niveau” effec­tif des élèves), puis bien sûr en sachant les satisfaire (et c’est alors – mais alors seulement – les compé­tences didactiques de l’enseignant qui sont en jeu, et non plus ses compétences pédagogiques).

En résumé, la capacité de sollicitude d’un enseignant repose sur :

Enseignement et frustration

Les conditions antérieures ne suffisent pas à “instituer” une autorité, au grand dam de nombre d’enseignants “de bonne volonté” (débutants ou non !). Et ce tout simplement parce qu’elles ne fondent en rien une attitude d’autorité, mais seulement une attitude “maternante”, certes très “élaborée”, mais qui ne dépasse en rien cette « mise à disposition de soi au service des besoins de l’autre » qui définit l’attitude “maternante”. Un enseignant qui perçoit son enseignement comme une “bonne nourriture”, ou plus exactement comme une nourriture “seulement bonne”, ne peut être une “autorité” pour ses élèves. Le fait que cette “nourriture” soit de nature “intellectuelle” n’a psychologiquement que peu d’importance Aucune discipline d’enseignement n’est “seulement bonne”. Un savoir nouveau est toujours une élévation de la “conscience”, laquelle aiguise toujours la conscience de frustrations, et ne peut se développer qu’avec la capacité à tolérer cette frustration - qu’elle compense d’ailleurs toujours en partie elle-même par le plaisir de la maîtrise intellectuelle du monde qu’elle apporte. Ce n’est pas seulement une question de “nécessité de l’effort” dans les processus d’apprentissages, même si cela y contribue, bien sûr : un enseignant “passionné par sa discipline” a souvent tendance à ignorer, ou plutôt à “refouler”, ce déplaisir que son appropriation exige, et a exigé pour lui aussi ! C’est, plus profondément, la conscience de l’ascèse psychique qu’implique toute simple acceptation d’un savoir. Il faut se reporter ici à la pédagogie et à l’épistémologie bachelardiennes. Le problème de l’enseignement, souvent, n’est pas de “comprendre” ou de “faire comprendre” (ah, cet ensei­gnant qui s’acharne avec une touchante bonne volonté à répéter sa leçon !), mais “d’accepter de comprendre” et de “faire accepter de comprendre”. Et pour cela de renoncer aux bénéfices primaires immédiats de l’incom­pré­hension, et d’amener à renoncer à ces bénéfices. Comme toujours, cela se fait selon le principe nietzschéen de la “rationalisation de l’intérêt personnel”, donc au nom des bénéfices secondaires à terme de la compréhension. Cela emporte toujours, selon le mot de Bachelard, un mouvement de “spiritualisation” – qui se réduit toujours au fond à ce qui constitue l’essence émotionnelle même du développement psychique : à savoir une perte des bénéfices de la proximité chaleureuse au profit des bénéfices plus froids de la distance dominatrice. Plus poétiquement, on pourrait dire que se cultiver revient à renoncer aux enchantements puérils d’un monde peuplé d’âmes bienfaisantes ou malfaisantes, pour en arriver à maîtriser un monde “étranger” à tous nos élans en le faisant tenir dans la lumière d’une formule mathéma­tique. Un enseignant ne peut fonder son autorité qu’en adhérant pleinement à cette vision profonde de la culture, intellectuellement et éthiquement, voire émotionnellement - et en appelant son public à cette ascèse.

Enseigner, c’est toujours appeler à une ascèse.

Éthique et enseignement

Nous sommes bien loin ici des illusions ordinaires des enseignants qui s’imaginent pouvoir réduire la culture à la connaissance, donc de pouvoir “épurer” la transmission de connaissances de toute imposition de valeurs. L’histoire des pensées rationnelles et scientifiques montre combien nos connaissances elles-mêmes sont le produit de certains systèmes de valeurs, difficilement et tardivement acquis au cours de l’histoire humaine, et bien mal assurés encore. “Objectivité”, “rationalité”, libre discussion, esprit critique sont des constructions récentes dans nos propres pays qui, non seulement sont fort peu en vogue dans nombre de pays, mais sont mis à mal dans nos établissements scolaires eux-mêmes par la déferlante des inté­grismes religieux et le retour de tous les obscurantismes. Même le contrôle expérimental ne convainc que ... ceux qui ont préalablement adhéré à sa logique. Les profes­seurs de sciences sont bien désemparés face à des élèves pétris de superstitions – ou, pire encore, de “foi” !

C’est donc à chaque enseignant de retrouver et de transmettre les valeurs qui fondent sa propre discipline, ce qu’il n’a presque jamais appris. Quelques exemples à titre de pistes pour des réflexions à reconstruire en ces domaines. La langue écrite se justifie par la volonté de communiquer à travers le temps et l’espace et la valorisation éthique de ce mode de commu­nication. Communiquer avec des inconnus, communiquer avec des absents, communi­quer avec des morts, tout cela n’est pas une mince affaire. L’enseignement des langues étrangères se justifie par la volonté de « parler avec des étrangers » et la valorisation éthique de ce type de communication. Ce qui n’est pas rien, surtout dans nos atmosphères collectives délétères. Et ainsi de suite.

Toute transmission de savoir comporte une transmission des valeurs qui fondent ce savoir. Et toute “transmission” de valeurs est toujours en dernier recours une imposition de valeurs. Tout enseignant, qu’il le veuille ou non, est un maître de morale. Sauf à n’enseigner qu’à des élèves avec lesquels il est en pleine empathie culturelle, un enseignant ne peut pas se réfugier derrière une “objectivité”, une “rationalité” ou une “technicité” de sa disci­pline, car “objectivité”, “rationalité” et “technicité” ne sont pas des valeurs sui generis et n’ont d’autre valeur que celle que veut bien leur assigner la culture d’un groupe ou d’une personne.

 

Avant l’autorité

Je souhaite, au terme de cet exposé, ouvrir un autre champ de réflexion, nettement moins balisé, très mal assuré. C’est que les modes les plus intelligents d’exercice de l’autorité sont régulièrement mis en échec par certains adolescents, et même par certains enfants. C’est très clair en milieu professionnel, où les éducateurs spécialisés et les enseignants les plus expé­rimentés ont même l’impression, que je pense justifiée, de voir se multiplier sous leurs regards impuissants ces jeunes “incontrôlables”, et pas seulement dans les traditionnels milieux dits “très défavorisés”. Les équi­libres les plus savants entre étayage et fermeté n’y font rien.

Je commence même à penser que certaines des familles qui se disent dépassées par leur “tyran” de trois ou quatre ans ne sont pas seulement des familles incapables de toute éducation.

Je fais désormais l’hypothèse que la possibilité d’une autorité éducative, c’est-à-dire intériorisable par l’enfant, repose sur des acquisitions psychiques antérieures beaucoup plus complexes que ce que l’on imagine habituel­lement, tout du moins quand on songe à se poser ce genre de questions, ce qui n’est après tout pas si fréquent ! Un “bon maternage”, au sens le plus banal, ne suffit pas. Encore faut-il que ce bon maternage ait présenté certaines caractéris­tiques susceptibles d’avoir structuré suffisamment l’appa­reil psychique du tout-petit pour le rendre en quelque sorte “sensible” par la suite à une autorité éducative.

Contrairement aux hypothèses que j’ai manipulées ci-dessus, la seule logique de l’attachement ne suffit peut-être pas à permettre une intériori­sation des régulations éducatives. Pour que le “conflit éducatif primaire” que je viens de décrire soit possible, ce conflit intense de deux volontés radica­lement opposées, encore faut-il justement que le bébé soumis à ces actes éducatifs initiatiques soit capable de volonté. On sait bien que les éducations trop précoces sont psychiquement destructrices. Cela ne peut s’expliquer seulement par une insuffisance des liens primaires, lesquels sont extrêmement précoces. Ni par la seule insuffisance de la capacité à comprendre les règles, toujours bien plus tardive que la première éducation, voire, comme j’ai tenté de le montrer, conditionnée par cette éducation première elle-même.

La clef est à chercher ailleurs, dans les conditions de la construction d’un sujet volontaire, conditions qui ne se réduisent donc pas à l’idée d’un maternage suffisant, ou d’une maturité suffisante. C’est la notion même de “maternage suffisant”, comme l’analyse des maturations qu’il permet, qui est ici à redéfinir ou à analyser plus avant qu’on ne le fait habituellement.

C’est là un champ d’interrogation assez mal exploré et même peu balisé. Je vais me contenter d’avancer quelques hypothèses, de lancer quelques pistes. La notion la mieux cernée ici est probablement la notion de conte­nance, de fonction contenante, articulée à ce qu’elle construit, à savoir l’enveloppe psychique. Cette piste a été ouverte par Didier Anzieu(13) et ses collaborateurs ou disciples, dans un champ différent de celui qui nous occupe ici, mais les transpositions conceptuelles du champ de la dynamique des groupes restreints à celui de la psychogenèse sont devenues relativement banales. Il s’agit ici de ce qui soutient chez le bébé la construction d’une distinction entre l’interne et l’externe, dans laquelle ce que Winnicott nomme le “handling” joue probable­ment un rôle déterminant : toilette, caresses, massages, embrassements.

Ce qu’on peut appeler la fonction d’apaisement(14) joue également un rôle. Savoir calmer les excitations du bébé, positives comme négatives, savoir faire baisser ses tensions, savoir l’apaiser pour l’endormir, ou pour initier avec lui des interactions tranquilles, tout cela fournit au bébé une expérience qui prépare la maîtrise émotionnelle de soi, même si à ce stade cette maîtrise est encore dépendante de la présence interactive d’un adulte apaisant.

Je propose pour ma part d’ajouter à ces deux fonctions ce que je nomme la fonction d’adossement(15), par laquelle l’adulte aide le bébé à focaliser son attention, à soutenir ses intérêts ou sa volonté, à structurer ses conduites, à travers ce que l’on pourrait appeler des interactions structurantes. Cela semble indispensable pour préparer le bébé à tenir tête à l’adulte éducateur, à investir des conflits de volonté, au lieu de fuir ou papillonner, comme le font si bien certains enfants, pendant très longtemps, face à toute pression éducative.

Face à des enfants ou adolescents qui ont manqué de ces premières expériences structurantes, et qui de ce fait mettent en échec toute forme d’exercice de l’autorité éducative, il est peut-être nécessaire, s’il en est encore temps, d’en passer par des modalités de prises en charge très particulières, probablement plus psychomotrices que psychothérapeutiques, passant certainement avant tout par des expériences d’interactions corporelles organisatrices.

Daniel Calin
Mars 2006

 
Retour au sommaire  Retour au sommaire

*   *   *
*

Notes

(1) On peut à bon droit considérer que cette subordination de l’autorité familiale à l’autorité politique est grosse de dérives tyranniques. C’est un des axes des analyses proposées par Jacques Donzelot dans La police des familles, Col. Critique, Éditions de Minuit, Paris, 1977, postface de Gilles Deleuze. Même dans l’hypothèse théorique d’un État réellement démocratique, à légitimité assurée, une telle subordination est susceptible d’être contestée. Encore faudrait-il si l’on souhaite, ici comme ailleurs, assurer une “séparation des pouvoirs”, trouver dans nos sociétés laïcisées un fondement transcendant à l’autorité familiale si l’on ne veut pas en faire la forme moderne par excellence de la tyrannie, ce qui me semble être ce vers quoi nous tendons. Difficile : implicitement ou explicitement, nous nous référons souvent ici à “la nature”, notion certes peu susceptible d’assurer la moindre transcendance !

(2) « Caractère de ce qui (...) se situe au-delà d’un domaine pris comme référence, de ce qui est au-dessus et d’une autre nature. » (Trésor de la Langue Française informatisé, définition 1-a).

(3) « Le principe d’immanence consiste, au plan ontologique, à affirmer que tout est réductible à tout, c’est-à-dire qu’il n’existe qu’un seul mode de réalité. » (Trésor de la Langue Française informatisé, définition 4). La logique de l’immanence évoquée ici comme consubstantielle de la démocratie tient au principe même de la démocratie, qui veut que toute loi soit exclusivement définie par l’ensemble des citoyens sur lesquels elle s’applique.

(4) Salarié contre consommateur, par exemple.

(5) Les droits des grands-parents à faire vivre des liens avec leurs petits-enfants, contre éventuellement la volonté des parents, a été récemment inscrit dans la loi.

(6) J’entends par “environnement maternant” l’ensemble des personnes qui assurent les soins du bébé ou du très jeune enfant, quels que soient leur âge, leur sexe ou leur lien de parenté avec l’enfant. J’entends de même par “maternage” l’ensemble de ces “soins”, terme que j’évite du fait de ses connotations médicales envahissantes, plus gênantes encore que les connotations traditionalistes du terme “maternage”.

(7) Konrad Lorenz, L’agression (Une histoire naturelle du mal), Col. Champs, Flammarion, Paris, 1968. Édition allemande originale : Das sogenannte Böse (Zur Naturgeschichte der Agression), Borotha Schoeler, 1966.

(8) Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris, 1973. Réédité dans la collection Points en 1979, N° 109.

(9) Dans l’ouvrage collectif Éducation et psychanalyse, Col. Interprétation, Hachette/ Littérature, 1973. Article de Bruno Bettelheim, Psychanalyse et éducation, pages 11 à 29. Texte anglais original paru en 1969.

(10) Ouvrage cité, page 20.

(11) La persévération de cette thématique anti-éducative témoigne du conservatisme pesant d’une bonne partie du corps enseignant. Il faut rappeler que le Ministère de l’Instruction Publique est devenu le Ministère de l’Éducation Nationale depuis ... 1936 ! Tous les enseignants actuellement en poste, et même leurs parents, ont bel et bien passé les concours du Ministère de l’Éducation Nationale !

(12) La scolarité obligatoire a été prolongée de 14 ans à 16 ans en 1959.

(13) Didier Anzieu, Le Moi-peau, Col. Psychismes, Dunod, Paris, 1985.

(14) Voir La fonction d’apaisement.

(15) Voir La fonction d’adossement.

 
Retour au sommaire  Retour au sommaire

*   *   *
*

Écho

Courriel d’une enseignante en réaction à ce texte

Je me présente rapidement : institutrice depuis 2 ans, 3 enfants de 9 à 5 ans, j’ai travaillé en IME (handicap cognitif léger à moyen) avec des 15/19 ans. Je dois avouer que la présentation de l’autorité “non autoritaire” de l’IUFM m’avait laissée perplexe. J’ai eu la chance de débuter dans un IME dirigé par un directeur capable à la fois de cadrer et de tirer les élèves vers le haut avec maestria. Et de me permettre de trouver mes marques après des stages en IUFM plutôt moyens.

En ce qui concerne mes enfants, accueillis avant de devenir professeur, j’ai toujours eu tendance à allier tendresse et fermeté. Je pense passer pour sévère par rapport à d’autres mères. Les adultes trouvent qu’ils vont bien ; j’en suis moins certaine.

Mais l’observation de mes élèves m’a laissée perplexe, quoiqu’elle me donne des idées pour agir, et me renforce dans certaines positions parfois mal perçues : ils adorent qu’on parle de morale, de valeurs, de principes, et les voir respectés chez les autres. Moins quand ils sont concernés, mais la mauvaise expérience est en général de courte durée et des relations positives se rétablissent très souvent rapidement. Moi qui supporte très mal l’auto­rité... J’ai parfois peur d’imposer trop, mais dans la majorité des cas, les effets sont positifs, voire la classe “en redemande”. Cette étrange relation de confiance qui semble s’instaurer de façon non dite (pour l’élève : « je sais que tu ne me laisseras pas faire » ou « es-tu sûre que tu ne me laisseras pas faire ? » ; pour le maître : « Mais non, ce n’est pas légitime, alors j’empêche ou j’oblige »), qui fait que les élèves qui viennent systéma­tiquement discuter à la pause sont aussi des élèves que je rabroue un nombre impressionnant de fois, ne me semble pas explicitée clairement pour les instituteurs, et c’est dommage.

Contrairement à une première impression, une autorité forte peut s’accommoder (parfois ou souvent ?) d’une plus grande liberté de parole pour les subordonnés. C’est ce que j’observe aussi dans ma classe : certains élèves qui étaient en opposition larvée sont passés sur un mode plus positif après une confrontation que j’avais volontairement provoquée. Ils se sont mis à se plaindre, à tenter un changement d’activité, mais un échange constructif était possible, et après accord (ou non), ils se mettaient au moins partiellement au travail. Je suppose que l’important n’était pas tant d’échapper à la contrainte que d’avoir fait savoir qu’elle était mal vécue et pourquoi, car lorsque j’y suis allée par la gentillesse et la persuasion (deux ans à me fourvoyer dans cette attitude avec certains), je n’ai rien obtenu. Cette liberté de ton (sur le fond et non sur la forme qui doit rester polie) acceptée et couplée avec une décision imposée, je peux les mettre au travail. Cette liberté refusée mais accom­pagnée de “gentillesse”, je ne le peux pas. Par ailleurs, le climat de classe est allégé : pas de résistance passive gagnant plus ou moins une partie de la classe.

Cécile Pellois
Juin 2010

Extrait de ma réponse

J’ai eu des expériences similaires à la vôtre lorsque j’étais professeur en terminale, alors même qu’à cette époque on était encore loin de la généra­lisation actuelle des études en lycée, donc alors même que la population scolaire était encore “triée”. La “demande d’autorité” que vous décrivez très bien dépasse donc de loin l’enfance stricto sensu et les élèves en difficulté. J’ai même découvert, il y a une vingtaine d’années déjà, que, dans un centre de jeunes détenus (essentiellement 16-18 ans), 10 à 15 % de ces jeunes ne pouvaient pas se passer des murs de la prison : lorsqu’ils sortaient, ils faisaient une connerie sur le trajet vers le RER le plus proche, pour se faire prendre, et ramener au plus vite en prison après tout au plus une nuit au poste de police. Ces détenus, en prison, étaient toujours parmi les plus tranquilles. Pour moi, assez allergique à l’autorité également, et qui avait souffert d’un internat de 11 à 18 ans, c’était ahurissant ! ... Je pourrais vous rapporter d’autres souvenirs qui abondent en ce sens. D’ailleurs, les enquêtes auprès des adolescents vont elles aussi régulièrement dans notre sens : dans ma génération, nous reprochions aux adultes leur autorita­risme, main­tenant, les ados reprochent aux adultes leur laxisme...


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : lundi 20 novembre 2017 – 11:20:00
Daniel Calin © 2013 – Tous droits réservés